La revue du projet

La revue du projet
Accueil
 
 
 
 

L’histoire du Parti communiste de Grèce de 1918 à 1950, Christophe Chiclet

De la montée du fascisme à la guerre froide,  le KKE (Kommounistiko Komma Elladas), Parti communiste de Grèce,  a traversé tragédies,  avanies et trahisons.

 

A cause de ses propres spécificités (absence de prolétariat, lente et tardive constitution de l’État-nation, situation géopolitique entraînant l’intervention incessante des puissances), la Grèce s’est longtemps tenue à l’écart des grands courants socialistes qui ont traversé l’Europe occidentale du XIXe siècle. L’aube du XXe voit apparaître quelques groupes et journaux anarchistes et socialistes. En 1908, aux marches de l’hellénisme, naît la première organisation ouvrière : la Fédération socialiste qui regroupe le prolétariat juif de Salonique, que rejoignent l’année suivante des ouvriers turcs et bulgares. La Confédération générale des travailleurs grecs (GSEE) est fondée le 28 octobre 1918, suivie le 23 novembre du Parti socialiste ouvrier grec (SEKE-PSOG), né de la réunion de la Fédération socialiste de Salonique et de onze petits groupes socialistes. Fondé après la révolution d’Octobre, ce parti ne va pas connaître les affres de la scission du congrès de Tours en France. En avril 1920, il adhère à la IIIe Internationale, ajoute le « c » (communiste) à son sigle. Le 26 novembre 1924, le PSOG-C prend naturellement le nom de PCG (KKE). De 1920 à 1936, il va suivre la même voie que tous les autres membres de l’IC : bolchevisation, classe contre classe, front populaire. Les socialistes seront les premiers à partir, suivis dès 1923 par les partisans de Trotsky (ou archéo-marxistes) qui fondent le KOMLEA. Jusqu’en 1931, le KOMLEA sera plus puissant que le KKE. Moscou impose à ce dernier le slogan de « Macédoine-Thrace indépendante », ce qui gêne les militants grecs et en particulier la masse des Grecs d’Asie mineure chassés de Turquie en 1922-1923. Le parti est alors divisé en trois tendances. Moscou décide de faire le ménage et impose un nouveau secrétaire général, Nikos Zachariadis (1903-1973). En 1935, comme le PCF et le PCE, le KKE organise un front populaire et rentre au parlement en janvier 1936. En mai, les ouvriers de Salonique déclenchent une grève révolutionnaire. En août, le général Metaxas impose sa dictature et fonde un régime profasciste. Le KKE est décimé, infiltré et divisé par la police politique du régime.

 

Résistance et renaissance

C’est le 2 novembre 1940 qu’apparaît la première fissure entre le communisme grec et Moscou. Quelques jours plus tôt, les armées italiennes, massées à la frontière albanaise, ont attaqué la Grèce. Du fond de sa prison, Nikos Zachariadis appelle à une « guerre de libération nationale contre le fascisme, pour une Grèce nouvelle dotée d’un régime populaire ». Les communistes yougoslaves sont sur la même ligne. En avril 1941, les armées allemandes occupent la Grèce. Les militants du KKE emprisonnés profitent de la débâcle pour s’évader massivement. Ils rejoignent Athènes, chassent les espions infiltrés et réorganisent la direction du parti. Dès mai, des maquis s’organisent dans les montagnes. Un mois plus tard, l’URSS est attaquée et le KKE reçoit l’ordre de passer à la lutte armée. En septembre, il fonde l’EAM (Front de libération nationale) qui regroupe tous les patriotes, des libéraux aux communistes, et qui comptera près de deux millions de membres à la libération, sur sept millions d’habitants. En février 1942, l’ELAS (Armée populaire de libération nationale) voit le jour. Mais la direction du KKE privilégie encore les grèves générales dans les grandes villes, plutôt que la création de zones libérées dans la montagne, comme Tito commence à le faire. En mai, sans l’accord du bureau politique, Aris Velouchiotis (1906-1945) prend la montagne avec neuf hommes, les premiers « andartes » (partisans) et libère son premier village peu après. Il sera nommé par l’ELAS « archikapétanios » (chef militaire des partisans) qui regroupera plus de cinquante mille combattants aguerris à la libération.

Churchill voit d’un mauvais œil la mainmise communiste sur la Grèce. Ses agents sur le terrain privilégient les groupes résistants anticommunistes, dont certains finiront par collaborer avec les occupants. Cela condui­ra à la première guerre civile entre résistants, de gauche et de droite (octobre 1943-mars 1944), au plus grand bénéfice des Allemands qui vont affaiblir les maquis en semant la zizanie. L’ELAS gagne cette première guerre civile, mais est affaiblie militairement.

 

Entre révolution et concessions

La résistance de l’EAM-ELAS-KKE, majoritaire sur le terrain, ayant déjà libéré 40 % du territoire, est désormais confrontée à des forces antagonistes et contradictoires dont elle sera la victime six mois plus tard.

Pour Churchill il n’est pas question de laisser la Grèce aux communistes car elle est sur la route géostratégique de l’empire des Indes (Gibraltar, Malte, Grèce, Chypre, Palestine, Irak), d’autant que le gouvernement royal grec en exil est installé au Caire et à Londres. Il faut compter aussi sur une réminiscence du « grand jeu », c’est-à-dire la compétition entre Londres et Saint-Pétersbourg sur l’accès aux mers chaudes. Quant à Staline, il ne souhaite pas s’opposer aux Anglo-Américains, qui ravitaillent l’Armée rouge, pour la petite Grèce. Il est plutôt intéressé par l’Europe centrale élargie, de la Baltique à l’Adriatique. D’ailleurs, en octobre 1944, Churchill et Staline vont se partager les Balkans agrandis : Grèce pour le Royaume-Uni, Bulgarie, Roumanie, Hongrie pour l’URSS et la Yougoslavie à 50-50. Josip Broz, devenu le maréchal Tito, va faire exploser ce 50-50. Son objectif est de créer une fédération socialiste comprenant la Slovénie, la Croatie, la Bosnie, la Serbie, le Monténégro, la Macédoine (ancien royaume de Yougoslavie) et, plus largement, une fédération balkanique dont il serait le leader. Pour cela, dès 1943, il aide militairement les maquis communistes albanais et grecs et soutient les partisans slavo-macédoniens grecs qui sont le fer de lance de la résistance de l’ELAS dans le nord du pays. Son idée est de rattacher le nord de la Grèce en partie slavophone à sa fédération balkanique, lui permettant ainsi un accès au port de Salonique, indispensable pour son développement économique et donc son leadership politique sur les trois mers : Adriatique, Égée, Noire.
Bref, le KKE est bien petit dans ce jeu d’échecs à trois.

 

Entre l’enclume et le marteau

Churchill va tout faire pour que la résistance de gauche reconnaisse le gouvernement royaliste en exil, puis participe de façon minoritaire à un gouvernement d’union nationale et enfin mette ses forces armées sous commandement britannique. Pour contrer Londres et son gouvernement monarcho-fasciste en exil, sur une idée des émissaires de Tito, la résistance démocratique fonde son propre gouvernement : le PEEA (Comité politique de libération nationale). C’est lui qui dirige les zones libérées : élections de députés, de maires, gestion de l’approvisionnement, lutte contre le marché noir, justice locale, droit des femmes (premier droit de vote), mise en place de théâtres populaires… Bref, une organisation administrative des montagnes qui n’avait jamais été faite par Athènes.

Le 25 mai 1944, date de l’accord du Liban, la délégation de l’EAM accepte de reconnaître le gouvernement grec en exil et de participer à un gouvernement d’union nationale dirigé par un centriste de droite, Giorgos Papandréou, républicain antimonarchiste, mais aussi très anticommuniste. Dans les montagnes grecques on parle de trahison. Les andartes ne savent pas que Pétros Roussos, délégué du KKE au Liban, est piloté par l’ambassadeur de l’URSS au Caire, Nikolaï Novikov. Staline oblige le KKE à se plier aux desiderata de Churchill. Dans la même veine, la résistance de gauche devra signer les accords de Caserte en septembre 1944. Les andartes de l’ELAS doivent se mettre sous les ordres de l’armée britannique qui s’apprête à débarquer dans un mois au Pirée.

 

De la deuxième à la troisième guerre civile

à la mi-octobre 1944, alors que les Allemands battent en retraite, les premières troupes britanniques avec le gouvernement Papandréou en exil arrivent à Athènes. Ils intègrent dans leurs rangs les résistants anticommunistes et les milices collaboratrices, se préparant à la confrontation avec la résistance démocratique qui, dans la deuxième quinzaine d’octobre libère l’ensemble du pays. Début octobre, sur ordre de Tito qui pousse à la confrontation avec les Britanniques, les deux brigades slavo-macédoniennes de l’ELAS sont passées avec armes et bagages en Macédoine yougoslave. Pour Aris Velouchiotis, chantre de l’indépendance révolutionnaire grecque, l’heure est grave : au sud, les anglo-monarcho-fascistes, au nord les sécessionnistes slaves. Il réunit alors à Lamia les treize grands kapétanios, les 17 et 18 novembre, donne l’ordre aux divisions du centre du pays de descendre vers Athènes et à celles du nord de contrôler la frontière yougoslave, en opposition totale avec les directives du KKE, imposées par les émissaires soviétiques arrivés sur place. Mais parmi les treize kapétanios, Markos Vafiadis, le libérateur de Salonique, va divulguer la tentative révolutionnaire d’Aris au bureau politique du KKE et ainsi la stopper. Lors des manifestations massives des Athéniens demandant la laokratia (démocratie du peuple), les Anglais et les monarcho-fascistes tirent sur les manifestants les 2 et 3 décembre. La deuxième guerre civile commence, opposant les réserves de l’ELAS d’Athènes, peu aguerries, aux forces britanniques de plus en plus nombreuses, aidées par l’aviation qui bombarde les quartiers populaires. Les résistants sont écrasés après un mois de combats et doivent signer les accords de Varkiza le 12 février 1945. L’ELAS est désarmée. Alors que, dans tous les pays d’Europe, la Résistance prend le pouvoir et les collaborateurs sont pourchassés, en Grèce, c’est l’inverse. De Gaulle s’indignera officiellement de cette situation. Velouchiotis décide alors de reprendre le maquis contre le nouvel occupant en avril 1945. Isolé par la direction du KKE, sur ordre de Moscou, il est finalement livré aux monarcho-fascistes qui vont le tuer le 16 juin. Entre-temps, Nikos Zachariadis est revenu de captivité à Dachau. Il reprend en main la direction du KKE. En désaccord profond avec la ligne « défaitiste », il va tenter d’inverser le cours de l’histoire, sans succès. Comprenant après diverses ouvertures démocratiques en 1945-1946 qu’un compromis avec la droite revancharde est impossible, il réactive la lutte armée et la troisième guerre civile. Son idée est de s’appuyer sur Tito et de forcer la main à Staline. Bref, un pari impossible, surtout après le schisme Tito-Staline de juin 1948.

La lutte armée reprend en mars 1946. Le KKE fonde alors l’ADG (Armée démocratique de Grèce) puis un an plus tard le GDP (Gouvernement démocratique provisoire). En 1946-1947, l’ADG marque des points et libère 30 % du pays, surtout dans le nord, car les Slavo-Macédoniens reviennent en masse. Tito est le seul à aider l’ADG, alors que Staline, qui avait promis des armes lourdes, abandonne une nouvelle fois les communistes grecs.

Avec la doctrine Truman et le plan Marshall, les États-Unis prennent la place d’une Angleterre exsangue au printemps-été 1947. Dès le printemps 1948, la puissance financière et militaire américaine permet à l’armée royaliste de chasser les andartes du KKE du Péloponnèse, de l’Attique, de la Béotie, de la Grèce centrale et de la Thessalie. À l’été, l’ADG stoppe l’offensive américano-monarchiste sur le mont Grammos, mais cela correspond avec la rupture Tito-Staline. Le chef de l’ADG, Markos Vafiadis, passe alors clandestinement en Albanie, sur ordre de Staline. Désormais, la guerre civile continue uniquement adossée à la frontière yougoslave avec 60-70 % des andartes slavo-macédoniens.

Alors que, dès l’été 1948, tous les partis communistes ont dénoncé le « maréchal des traîtres » (Tito), Zachariadis ne voudra pas le dénoncer jusqu’au printemps 1949. Mais la pression du Kominform étant trop forte, il finit par s’y résoudre la mort dans l’âme. Dès lors, la messe est dite. Les derniers bastions du Grammos et du Vitsi (massifs montagneux aux trois frontières, Grèce, Yougoslavie, Albanie) sont pris. Le 25 août 1949, la troisième guerre civile grecque est terminée. Elle aura fait a minima quarante à cinquante mille morts.

La minorité slavo-macédonienne majoritaire en Grèce du Nord rejoint massivement la République socialiste fédérative de Macédoine yougoslave (Skopje). Quant aux andartes grecs, ils sont envoyés avec leurs familles à Tachkent en Ouzbékistan.

L’idéal d’une voie grecque vers le socialisme espérée par Aris Velouchiotis dans ses montagnes de Roumélie avec ses andartes, puis par Nikos Zachariadis, n’avait aucune chance de réussir dans un contexte géopolitique aussi défavorable. Mais finalement, l’arrivée au pouvoir de la Syriza (Coalition de la gauche radicale) d’Alexis Tsipras, en 2015 , est une revanche posthume de ces militants de gauche (communistes ou pas) qui se sont battus les armes à la main de 1941 à 1949. Aujourd’hui, c’est la troïka (FMI-BCE-CE) qui remplace celle (germano-italo-bulgare) des occupants. Si l’histoire ne se répète pas, elle a une fâcheuse tendance à bégayer.

 

*Christophe Chiclet est historien. Il est docteur en histoire contemporaine de Sciences-Po.

La Revue du projet, n° 65, mars 2017

Il y a actuellement 0 réactions

Vous devez vous identifier ou créer un compte pour écrire des commentaires.

 

L’histoire du Parti communiste de Grèce de 1918 à 1950, Christophe Chiclet

le 29 March 2017

A voir aussi