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L’évitement de l’impôt par les plus riches, un phénomène systémique, Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon

Tous les membres de la classe dominante sont mobilisés d’une manière ou d’une autre dans l'évasion et la fraude fiscales.

 

Des énarques aux avocats fiscalistes, des banquiers aux économistes à la langue experte, des patrons du CAC 40 à certains journalistes à la solde d'actionnaires militants du néolibéralisme, c'est bien l’oligarchie qui, depuis le sommet de l'État et des assemblées parlementaires, organise en France, mais aussi en Europe et à travers le monde, le plus grand casse des temps dits « modernes ».

Si certains événements défraient la chronique, telle la demande de la nationalité belge par Bernard Arnault, la première fortune de France, en septembre 2012, ou l’exil fiscal médiatisé de Gérard Depardieu peu après, ils ne doivent pas masquer le caractère systémique du refus des plus riches à contribuer à la solidarité nationale. Ceux-ci s’emploient non seulement à s'affranchir de leurs impôts, mais aussi plus largement des « contrain­tes » liées à une appartenance nationale envisagée comme un frein au déploiement du capitalisme dérégulé et financiarisé.

 

Des politiques complices et/ou fraudeurs

Les hommes politiques au plus haut sommet de l'État sont au mieux complices ou, pire, fraudeurs eux-mêmes. Là encore, le cas de Jérôme Cahuzac, ministre socialiste du Budget chargé de traquer la fraude fiscale, qui s'est avéré être lui-même un fraudeur fiscal depuis plus de vingt ans, ne doit là encore pas occulter les enjeux structurels. En dépit de cette affaire, les socialistes ont maintenu le pouvoir discrétionnaire du ministre du Budget avec la pérennisation du « verrou de Bercy », dérogation au droit commun instituée par la loi du 29 décembre 1977. Dans le droit français, ce sont en effet les magistrats judiciaires qui prennent la responsabilité d’engager des poursuites au pénal. Sauf dans le droit fiscal, où le ministère du Budget peut seul décider d'aiguiller comme il l'entend le traitement de la fraude fiscale vers le pénal ou la repentance. Certains fraudeurs, en général ceux d’origine sociale modeste, sont dirigés vers les tribunaux correctionnels, tandis que d’autres, souvent membres de l’oligarchie, seront aiguillés vers des « cellules de régularisation » afin d’échapper à la menace de poursuites pénales, à condition que les impôts dus soient acquittés, agrémentés de quelques pénalités.

 

La légitimation du « verrou de Bercy »

Ce « verrou de Bercy » a connu une légitimation définitive dans la torpeur de l’été 2016. À partir d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur le principe de la séparation des pouvoirs, engagée par un pharmacien poursuivi pour fraude fiscale à la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), le « verrou de Bercy », qui viole précisément le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs entre l'administration fiscale et la justice, a en effet été jugé conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel le 22 juillet 2016. Or qui compose le Conseil constitutionnel chargé de veiller à la conformité des textes nouveaux et existants à la Constitution ? Une dizaine de « sages » cooptés, dont le président, Laurent Fabius, fils d'une riche famille d'antiquaires qui a succédé à Jean-Louis Debré, maillon d'une dynastie familiale politico-médicale. Originalité spécifiquement française, les anciens présidents de la République en deviennent membres de droit. François Hollande va donc y siéger dès le printemps 2017 puisqu'il n’a pas tenu sa promesse de supprimer ce droit des anciens présidents à siéger dans cette instance suprême du contrôle du législatif. En dehors des anciens présidents, les autres membres sont cooptés par les plus hautes autorités politiques : le président de la République, le président du Sénat et celui de l'Assemblée nationale, cultivant un entre-soi peu propice aux débats pourtant nécessaires en la matière.

 

L’arbitraire des pouvoirs de l’oligarchie doit rester masqué

Le discours libéral soigneusement distillé à destination des classes moyennes et populaires autonomise les différents aspects du monde social afin de masquer la réalité crue des rapports entre les classes sociales. Le saucissonnage du réel a l'avantage d'empêcher la réflexion et en particulier la mise en relation de secteurs de l'activité économique et sociale pourtant étroitement liés. De surcroît, la mise en perspective historique est volontairement rendue impossible par les patrons du CAC 40, dont plusieurs sont aussi propriétaires des principaux média, avec des informations chargées de créer quotidiennement des événements présentés sans cause et sans principe. L'arbitraire des privilèges, et des pouvoirs qui vont avec, doit rester masqué. Telle est une des conditions de la reproduction de l'ordre social, comme le fait de détourner la curiosité quant à la composition sociale des institutions comme des commissions de déontologie.

En multipliant les contestations spécialisées concernant, de manière séparée, la fraude fiscale, la spéculation financière, les profits des actionnaires ou les inégalités scolaires, on peut gagner des batailles mais perdre la guerre. La lutte contre la fraude fiscale des plus riches et la concurrence fiscale au sein de l'Europe et entre les pays les plus riches de la planète, peuvent avoir des effets délétères comme la baisse généralisée des taux d'imposition sur les sociétés. Avec la promesse de Donald Trump de réduire de 35 % à 15 % le taux américain, les multinationales n’auront bientôt plus besoin des paradis fiscaux. Le renard sera ainsi totalement libre dans le poulailler planétaire.

 

*Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon sont sociologues, anciens directeurs de recherche au CNRS.

La Revue du projet, n° 65, mars 2017

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