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Les fraticelles (XIIIe-XVe siècles), Sylvain Piron

Les fraticelles étaient des franciscains de la branche dite des « spirituels » : opposés à la « normalisation » de doctrine du ministre général de l'ordre, ils prônent un mépris absolu des richesses et, par l’affrontement avec les puissances temporelles, évoluent peu à peu dans l'insoumission et l'hérésie.

 

Malgré le talent d’Umberto Eco qui les fait apparaître dans Le Nom de la rose à travers le personnage d’Ubertin de Casale, le courant des dissidents franciscains communément désignés comme « spirituels » ou « fraticelles » n’a guère pris place dans l’imaginaire collectif, faute d’avoir suffisamment retenu l’attention des historiens. La raison de ce désintérêt se comprend facilement. Ces religieux étaient trop catholiques pour entrer dans le schéma classique d’une hérésie comprise comme un mouvement populaire réprimé par l’Église ; dans le même temps, l’odeur de soufre attaché à leur nom les laissait à l’écart d’une histoire du mouvement franciscain, longtemps menée de façon très confessionnelle. Pourtant, du dernier quart du XIIIe siècle au début du XVe, cette sensibilité a eu un effet notable dans le sud de la France comme en Italie et son héritage intellectuel est tout sauf négligeable.

 

Une résistance à la normalisation de l’expérience franciscaine

La meilleure façon d’entrer dans cette histoire consiste à partir de son moment le plus tragique. Le 7 mai 1318, dans le cimetière des Accoules à Marseille, l’inquisiteur franciscain de Provence, Michel Lemoine, prononça la condamnation pour hérésie de quatre de ses confrères, qui furent remis aux autorités municipales et brûlés publiquement le lendemain. L’objet du litige peut sembler insignifiant. Les rebelles refusaient d’abandonner leur habits, jugés trop courts et difformes, et de conserver le grain et le vin dans des greniers et des celliers. Au-delà de ces points concrets de désaccord, leur condamnation tient avant tout au ressort de leur refus. Les rebelles affirmaient ne pouvoir obéir à quiconque, pas même au pape, contre des engagements pris face à Dieu seul. Aucune autorité n’était fondée à restreindre leur vœu de vivre selon la pauvreté évangélique vécue par le Christ, donnée en modèle aux apôtres et rénovée par François d’Assise – les habits « difformes » qu’ils portaient imitaient la tunique courte et pauvre portée par François. La conscience qu’ils avaient du contenu de leur vœu constituait donc pour eux l’instance normative la plus élevée. D’une formule cinglante, l’inquisiteur tranche le cœur du débat. La règle franciscaine n’est pas identique à l’Évangile ; elle n’est qu’une forme de vie louable, approuvée par les souverains pontifes, qui tire sa force de cette approbation. En d’autres termes, l’ordre franciscain est un ordre religieux parmi les autres, dans lequel les inférieurs se plient sans discussion aux ordres du supérieur.

Cette sentence marque le point culminant de tensions accumulées depuis une quarantaine d’années dans les couvents de Languedoc et Provence. Pour en comprendre l’origine, il faut remonter au projet de François d’Assise. Le premier groupe réuni autour de lui ne formait qu’un mouvement pénitentiel local de laïcs, souvent illettrés, caractérisé par une infériorité qu’exprimait le nom de « frères mineurs ». La soumission et l’obéissance au clergé faisaient partie des traits fondamentaux de leur identité, au même titre que l’extériorité sociale : ils ne devaient avoir aucune possession, vivre de leur travail et de la mendicité et, au moins les premiers temps, prendre soin des lépreux. François a sans doute été la figure la plus charismatique de toute l’histoire chrétienne. Son succès fulgurant tient également à son positionnement, au cœur de la logique d’inversion du christianisme. À suivre à la lettre les conseils de perfection évangélique, l’humilité et la pauvreté la plus grande produisaient un état supérieur à toute autre forme de vie religieuse, aussi séduisant que problématique pour l’institution ecclésiale. L’approbation de la première fraternité par Innocent III en 1208 n’a posé aucune difficulté. Mais il a ensuite fallu une longue négociation pour donner une forme stable à ce nouvel ordre. Il était aussi impossible pour François de faire entrer son projet dans une règle monastique classique, qu’à la papauté de tolérer une vie « selon l’Évangile ». Peu après l’approbation d’une règle en 1223, François abandonna la direction de l’ordre et livra dans un autre texte, son Testament, ce qu’avait été son intention. Après sa mort et sa canonisation (1226-1228), l’érection d’une grande basilique à Assise contredisait ouvertement son message. Dans les décennies suivantes, l’ordre connut une cléricalisation rapide, les maîtres en théologie y prenant le pouvoir en 1240. Les groupes qui convergent dans le courant des « spirituels » expriment donc une résistance à cette normalisation de l’expérience franciscaine.

 

Pierre de Jean Olivi dénonce la richesse et la corruption de l’Église

Le théoricien le plus marquant de cette sensibilité est un frère né près de Béziers, Pierre de Jean Olivi (Pèire Joan Oliu en occitan – 1248-1298). Doté d’une formation universitaire, il est l’auteur d’une œuvre intellectuelle de premier plan qui couvre de nombreux domaines, de l’exégèse biblique à la théorie économique. Le point qui lui a valu de se retrouver chef de file d’un courant important dans sa province d’origine est sa conceptualisation de l’expérience vécue par François, décrite comme rénovation de la vie évangélique. Une notion décisive, et controversée, est celle d’usage pauvre. Par son vœu, le franciscain prend un engagement indéterminé à ne faire qu’une utilisation modique des biens dont il n’a que l’usage, dans une limite dont il est juge en sa conscience en dernier ressort. Les rebelles de 1318 n’ont rien inventé ; ils ont tiré toutes les conséquences d’une doctrine énoncée par Olivi, dans un tout autre contexte, en 1279. Sa force tient aussi à la théologie de l’histoire à laquelle elle s’adosse, inspirée de Joachim de Flore ; les frères mineurs observant fidèlement la règle tiennent le rôle d’une avant-garde de l’âge de l’Esprit, qui se déploiera sur toute la terre après la venue et la chute prochaine de l’Antéchrist. Le commentaire de l’Apocalypse qui énonce ce programme donne à Olivi l’occasion de dénoncer la richesse et la corruption de l’Église, et les compromissions franciscaines. S’il a subi des critiques et des attaques, il a échappé de son vivant à toute condamnation, attirant au contraire autour de lui et de ses partisans, des cercles de laïcs des villes de Languedoc, Provence et Catalogne, à qui il adressait des écrits des conseils spirituels, traduits en vernaculaire. Ces « béguins » se recrutaient aussi bien dans la petite et la grande noblesse que dans la bourgeoisie marchande et les métiers du textile.

Parallèlement, des préoccupations similaires s’exprimaient en Italie, notamment dans les Marches. Disposant d’une assise sociale plus réduite, quelques frères furent emprisonnés à Ancône, exilés en Orient. Durant le bref pontificat de Célestin V (1294), ils obtinrent de former un ordre distinct, qui fut aussitôt dissous par Boniface VIII (1294-1303). Leur figure centrale est Ange Clareno, d’une spiritualité plus austère, traducteur de textes ascétiques grecs. Leur inspiration vient également de la mémoire des compagnons de François, qui lui ont longtemps survécu dans des ermitages d’Ombrie. Frère Léon a ainsi diffusé, jusqu’à sa mort en 1271, le souvenir des dernières années de la vie du saint, critiquant l’évolution de son ordre et prophétisant son déclin.

 

Des héros de la liberté

L’appellation de « spirituels », qui s’applique aux Languedociens dans la première décennie du XIVe siècle, fait référence aux « hommes spirituels » annoncés par Joachim de Flore, destinés à résister aux persécutions de l’Antéchrist pour instaurer l’âge de l’Esprit. Persécutés par leurs supérieurs, leur appel au pape porte ses fruits lors du concile de Vienne (1311-1312), où leur défense fut principalement assumée par Ubertin de Casale (qui avait été proche d’Olivi lors de son enseignement à Florence). Ils obtiennent d’observer la règle à leur façon, dans les couvents de Narbonne et Béziers. Le pèlerinage d’Ange Clareno à Narbonne sur la tombe d’Olivi en 1314 marque une convergence des différents groupes. Dès son élection, à la demande des autorités de l’ordre, Jean XXII (1316-1334) reprit la situation en main en convoquant les « spirituels » à Avignon au printemps 1317, pour leur demander de rentrer dans le rang. Seuls quatre frères semblent avoir délibérément choisi le martyre, l’essentiel du groupe passant dans la clandestinité, en Orient ou dans le royaume de Naples. La tombe d’Olivi fut détruite, ses cendres dispersées de nuit dans le Rhône. Moins mobiles, les béguins furent les principales victimes d’une intense répression inquisitoriale entre 1318 et 1325 : près d’une centaine d’entre eux périrent sur les bûchers, entre Toulouse et Montpellier. Hors des frontières du royaume de France, des communautés catalanes et provençales semblent avoir subsisté plus longtemps au cours du XIVe siècle.

En Italie, ceux que l’on désigne alors comme « fraticelles » forment une nébuleuse complexe et encore mal étudiée. Une branche est fondée sur le réseau informel qu’avait constitué Ange Clareno (mort en 1337), dont certains poursuivent le même projet sous couvert d’appartenance aux ermites de saint Augustin. Les descendants des Languedociens, dont les troupes se renouvellent continuellement, circulent dans le sud de la péninsule, protégés par différents seigneurs ou des princes. Dans le désordre politique causé par le déplacement de la papauté à Avignon, ils sont parfois accueillis à bras ouverts par des villes en opposition aux papes, comme à Florence dans les années 1370. Leur production textuelle n’est pas négligeable puisque c’est en leur sein qu’il faut placer la composition des fameux Fioretti de François d’Assise, traduction vernaculaire d’épisodes de la vie du saint. Ayant conservé avec eux la bibliothèque de Narbonne, ils lisent encore Olivi et Ubertin.

À partir des années 1370, en Ombrie et en Toscane, émerge un nouveau mouvement prônant l’observance littérale de la règle, inscrit cette fois au sein de l’ordre. L’interaction des deux courants peut se décrire comme une rivalité mimétique, qui tourne peu à peu à l’avantage des groupes soutenus par l’institution. Avec le retour des papes à Rome, sous Martin V (1417-1431), les « observants » sont au premier rang des persécutions subies par les fraticelles, refugiés pour finir dans quelques villages des Marches. Mais les vainqueurs récupèrent également les livres de leurs rivaux. Bernardin de Sienne (1380-1444) y puise abondamment et fait passer dans des œuvres très largement diffusées du XVe au XVIIIe siècle quantité de thèmes oliviens – de sa morale économique à sa doctrine des droits de la conscience. En dépit de leur attachement austère à la pratique de la pauvreté volontaire, ces fraticelles peuvent être pensés comme des héros de la liberté.  n

 

*Sylvain Piron est historien. Il est directeur d'étude en histoire médiévale à l'EHESS.

La Revue du projet, n° 64, février 2017

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Les fraticelles (XIIIe-XVe siècles), Sylvain Piron

le 21 mars 2017

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