Quelle sorte d'animal est Daech ? Assurément une chimère, hybride, combinée de plusieurs espèces. À preuve la difficulté qu'ont ses adversaires à le nommer.
Dire « le califat » ? Ce serait lui concéder une légitimité religieuse qu'il n'a pas. État islamique (variantes : État islamique en Irak et au Levant ou ISIS, Islamic State for Iraq and Syria) ? Mais pour la soixantaine de puissances censées être coalisées pour l'écraser, ce pseudo-État ne saurait être reconnu même verbalement (même s'il semble battre monnaie, rendre justice, administrer sa population et, pour quelque temps encore, défendre ses frontières) ; et il ne faudrait pas lui concéder le moindre caractère islamiste pour ne pas dire islamique (il est notoire que les gouvernements occidentaux savent distinguer l'essence d'une religion authentique de ses déviations doctrinales si absurdes qu'elles se révèlent de simples alibis). D'où la tentation de dire que « nous » sommes en lutte contre l'extrémisme violent, la barbarie, l'islamo-fascisme, le salafisme djihadiste, le nouveau totalitarisme, le terrorisme… Il est ironique de noter que certaines des notions comme « radicalisation » « guerre au terrorisme », « islamo-fascisme » ou « extrémisme violent » qui servent d'euphémismes pour parler de l'entité califat ont été produites dans les années 2000 par les milieux sécuritaires ou néoconservateurs outre-Atlantique. Or ledit principe s'incarne en un lieu et un temps, à travers des forces matérielles et létales au service d'objectifs et d'intérêts. De surcroît, c'est une organisation bureaucratique et hiérarchique qui s'exprime surabondamment (via, par exemple, ses revues en ligne, Dabiq, Dar al-Islam ou al-Rumiyah sur ce qu'elle est et sur ce qu'elle veut.
Ennemis et utopies
Si nous avons du mal à nommer l'ennemi, lui produit, au nom d'une hostilité illimitée, des listes de gens à combattre par degrés de déviation par rapport à un monothéisme pur. Le coupable – l'adversaire ne saurait être que coupable de refuser la loi divine et il ne peut invoquer l'excuse d'ignorance – se nomme suivant le cas mécréant ou hypocrite, taghout, associateur, houti, chirk, apostat et autres catégories dont relèvent tous ceux qui refusent la vraie foi. En clair, sauf à être salafiste pur, engagé dans le djihad et désireux de faire la hijrah (émigration obligatoire vers le « pays de Cham » seul soumis à la vraie chariah) et sauf à avoir fait allégeance à al Baghdadi, vous tombez, ami lecteur, dans une des catégories et votre sang est « licite ». L'absurdité apparente de combattre tout le monde en même temps ne freine en rien la combativité des mouhadjiidnes, au contraire.
Classiquement, un acteur historique qui se dit « en guerre » est censé vouloir obtenir par les armes une certaine paix qui perdurera, par exemple lorsqu'il aura conquis une terre ou éliminé un danger politique. Cela s'appelle, d'ailleurs, la victoire. De fait, Daech dit bien vouloir instaurer un nouveau cours de l'histoire, mais celui-ci implique à la fois la conquête de toutes les nations et de toutes les âmes, et doit précéder la fin des temps et le jugement dernier. Daech veut simultanément tout, tout de suite, mais se prépare pour une guerre sans fin, y compris en pensant à la reproduction démographique qui fournira les futurs « lions » triomphants.
De même, Daech est à la fois territorialisé (un califat dont le slogan dit qu'il durera et s'étendra) et mondialisé (le champ de bataille est partout). Il lutte ici-bas pour la domination de la terre et dans une dimension mystique, reproduisant les premières batailles de l'islam et réalisant des prophéties. En vertu du même principe du tout et tout de suite, « l'offre » idéologique de Daech inclut à la fois la vie éternelle au combattant, la « libération » du monde dominé par les ennemis de Dieu (les démocraties, par exemple) et la possibilité de venger des siècles d'humiliation (dont les bombardements français ne sont qu'un épisode récent mais qui désigne notre pays pour un châtiment particulier).
Par comparaison le discours d'Al-Qaïda qui n'envisageait « que » de combattre l'ennemi lointain pour créer à la fois un chaos contagieux et une solidarité de l'Oumma, le tout dans la perspective lointaine d'un État musulman, est d'un minimalisme frappant.
Lutte et fascination
À ce stade, le lecteur est sans doute tenté de recourir à des catégories comme délire ou aliénation idéologique, voire d'aller chercher des explications psychanalytiques ou sociologiques d'un phénomène aussi aberrant par rapport à tout ce que nous avons connu... Mais il nous semble surtout que Daech nous pose deux questions inédites.
La première est stratégique : l'impuissance de toutes les puissances militaires – certes, désunies – qui, au moment où nous écrivons, sont toujours tenues en échec par quelques dizaines de milliers de combattants.
La seconde est rhétorique et médiologique. D'où provient l'invraisemblable attractivité d'un discours califal si totalement à rebours de celui – hédoniste, apaisé, individualiste, tolérant, optimiste, moderne, soft...– que sont censées diffuser nos sociétés ? Et comment le message djihadiste parvient-il, notamment via les réseaux sociaux dont nous répétions au moment du Printemps arabe qu'ils étaient les fourriers de la démocratie, jusque chez nous, avec un tel effet de croyance.
Ceux qui sauront répondre à la première question aideront à éliminer – mais à quel prix de sang et de ressentiment contagieux ? – un danger très concret. Mais la réponse à la seconde question semble encore hors de portée de nos sociétés, dites de séduction et de communication, mais conditionne peut-être une lutte de plusieurs générations. n
*François-Bernard Huyghe est directeur de recherche à l'IRIS.
La Revue du projet, n° 64, février 2017
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