La revue du projet

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Changer la vie, Laurent Mauduit*

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Alors que les socialistes promettaient de changer la vie, n’est-ce pas malheureusement trop souvent la vie qui les a changés ?

 

«Changer la vie »… À l’approche de la commémoration du trentième anniversaire de la victoire  historique de la gauche, celle du 10 mai 1981, le premier des souvenirs qui revient à la mémoire, c’est forcément la célèbre formule d’Arthur Rimbaud, qui symbolisait le formidable espoir de l’époque. Le souvenir s’impose d’autant plus à l’esprit qu’une autre échéance majeure pour le pays se rapproche, celle de l’élection présidentielle de 2012, et qu’il pousse du même coup à d’innombrables interpellations. Alors que les socialistes promettaient de changer la vie, n’est-ce pas malheureusement trop souvent la vie qui les a changés ? Et cet espoir qu’ils portaient hier, et qu’ils n’ont pas toujours honoré - quand ils ne l’ont pas franchement bafoué -, peuvent-ils encore aujourd’hui s’en prévaloir ? Pour faire échec à la régression sarkoziste et à la menace lepéniste, peuvent-ils, en clair, renouer en 2012 avec le souffle de 1981 ? Le peuvent-ils ou plus simplement le veulent-ils ?

 

Les 110 propositions, 1981-2011  

Mediapart a  décidé d’écrire un livre collectif, pour dresser un bilan, trente ans après, des réformes promises en 1981 par les socialistes, et consignées dans une plateforme connue sous le nom des « 110 propositions » et pour cerner dans la perspective de 2012, les enjeux, toujours actuels, de nombre de ces promesses. Intitulé « Les 110 propositions, 1981-2011 » (Editions Don Quichotte, 168 pages, 9,90 e), il est assorti d’un sous-titre qui résume son ambition : « Manuel critique à l’usage des citoyens qui rêvent encore de changer la vie ». Ce retour aux « 110 propositions » de 1981 présente, de fait, plusieurs intérêts majeurs. D’abord, à leur lecture, on mesure à quel point, en trois petites décennies, le monde a radicalement changé. Adieu les politiques de relance ! Au diable les nationalisations, la défense des services publics, le relèvement des minima sociaux, du salaire minimum ! Article par article, on mesure à quel point au cours de ces trente dernières années, l’Etat a reculé face aux marchés, le capitalisme rhénan s’est effacé face au capitalisme anglo-saxon. À quel point aussi les politiques publiques ont été progressivement émasculées ; à quel point le modèle social a été démantelé. Pour quiconque fait lucidement le va-et-vient entre hier et aujourd’hui, ce retour permet de prendre la mesure de l’ascendant que le capital a pris sur le travail, la mesure de la formidable flexibilité et précarité que le monde du travail a subies. Mais du même coup, il éclaire aussi l’avenir et permet de mesurer ce que sont devenus les socialistes. Les rêves que certains d’entre eux continuent de porter, en défendant toujours certaines de ces « 110 propositions », même amendées. Ou les renoncements auxquels d’autres ont cédé, quand ce ne sont pas de franches connivences.Dans ce livre collectif, la rédaction de Mediapart, s’est appliquée à faire un va-et-vient. Quel bilan de chacune de ces propositions : trente ans plus tard, ont-elles été mise en œuvre ? La gauche a-t-elle honoré sa promesse ou bien l’a-t-elle reniée ? Ou bien a-t-elle tenu parole avant que la droite ne remette en cause cette réforme ? A défaut de copier ces « 110 propositions », le PS a-t-il ambition de renouer en 2012 avec la volonté de transformation sociale qui animait ce que l’on appelait en 1981 le « peuple de gauche », et qui a fait gagner François Mitterrand ?

 

Regard sur le monde

 

Le premier sujet d’inquiétude a trait au regard que les dirigeants socialistes portent sur le monde. Car, en 1981, on sent bien que les socialistes proposent au pays une nouvelle politique étrangère. Une politique de rupture. Dénonciation – n’en déplaise au potentiel allié communiste - de l’occupation de l’Afghanistan par les troupes soviétiques, dénonciation des dictatures latino-américaines soutenues par Washington, dénonciation de la répression dont sont victimes les travailleurs polonais et leur jeune syndicat Solidarnosc : c’est une autre voie qu’ouvrent les socialistes. Trente ans plus tard, les socialistes ont le souffle court. L’époque, pourtant, devrait les inciter à avoir de l’ambition et à donner fortement de la voix. Pour soutenir les révolutions qui se sont engagées tour à tour en Tunisie, en Egypte ou encore en Libye et dont l’onde de choc s’est propagée dans tout le monde arabe ; pour dénoncer l’insupportable coupure du monde en deux que les néo-conservateurs américains ont organisée après 2001, et qui, des interventions militaires en Afghanistan puis en Irak, a alimenté le terrorisme qu’elles prétendaient combattre… Et pourtant non ! Quand les révolutions en Tunisie et en Egypte ont fait tomber les dictatures qui sévissaient dans ces deux pays, quand en Libye Kadhafi a lâché ses sbires contre son peuple, les socialistes français – et au-delà une bonne partie de la gauche- est restée longtemps assez largement inaudible. C’est même peut-être plus préoccupant que cela. A-t-on en effet entendu les socialistes français dire que la guerre d’Afghanistan n’était pas la leur ? Même pas ! Dans leur convention pour définir une nouvelle politique extérieure, préparée par un proche de Dominique Strauss-Kahn, Jean-Christophe Cambadélis, les dirigeants socialistes se sont limités à dire que l’armée française « n’avait pas vocation » à rester dans ce pays. De l’eau tiède…

 

La politique économique et sociale

Le va-et-vient a tout autant valeur de mise en garde pour la politique économique et sociale. Il invite à interpeller les socialistes sur leurs véritables intentions. Quelle politique fiscale conduiraient-ils par exemple, en cas de victoire en 2012 ?  Ils préconisent tous désormais une « révolution fiscale » - . Mais il faut aller au-delà du consensus car, en fiscalité comme en de nombreux autres domaines, le diable est dans les détails. Et parfois, sous des intentions généreuses peuvent se loger des conservatismes ou des habiletés. Il suffit pour s’en convaincre de relever comment ont été accueillies par les socialistes les propositions de réforme formulées par l’économiste de gauche Thomas Piketty, notamment celle visant à fusionner l’impôt sur le revenu et la Contribution sociale généralisée, en  assortissant ce nouveau prélèvement d’un barème progressif. François Hollande, pour ne parler que de lui, a ainsi jugé que les taux d’imposition proposés par l’expert risquaient de frapper trop durement les contribuables les plus fortunés. Et reprenant une idée ancienne de Dominique Strauss-Kahn, il a émis l’idée qu’à l’avenir, l’Impôt de solidarité sur la fortune (ISF) pourrait devenir déductible des droits de succession. Ce qui serait un moyen à peine déguisé de faire disparaître cet impôt fétiche de la gauche. Et de baisser les droits de successions.

 

La propriété publique

La question de la propriété publique ou des services publics soulève des interrogations du même type. Car, en 1981, les socialistes ont le formidable courage d’aller à contre-courant du consensus ambiant et de nationaliser des secteurs clefs de l’économie. Mais ensuite, la vague libérale a, là encore, fait son office. Et les socialistes ont été, eux aussi, contaminés par la fièvre des privatisations. Même s’ils refusent le plus souvent de regarder en face ce triste bilan, ils ont même été contaminés plus gravement que d’autres puisque de 1997 à 2002, ils ont plus privatisé que tous les gouvernements précédents. Ce sont Lionel Jospin, et ses deux ministres successifs des finances, Dominique Strauss-Kahn et Laurent Fabius, qui en portent la responsabilité. Tout y est passé. Jusqu’à France Télécom, qui devait rester à 100 % public au motif qu’il s’agissait d’un service public ; jusqu’aux autoroutes…Alors, avec trente ans de recul, on est bien contraint de relever que les socialistes d’aujourd’hui n’ont pas la fougue d’hier. Car si plus grand monde n’évoque la nécessaire nationalisation d’un groupe privé qui produit de l’aluminium ou de la parapharmacie, la question des services publics – et de leur défense - devrait à tout le moins faire l’unanimité. Et puis, surtout, la crise de ces dernières années a mis en évidence le rôle pernicieux des grandes banques privées qui, délaissant ce que devrait être leur première mission, le financement de l’économie, se lancent dans des spéculations pour leur compte propre et contribuent fortement aux dérèglements fous de la planète financière. Faut-il donc envisager une renationalisation du secteur bancaire, comme le suggèrent des intellectuels comme Jacques Julliard – qui vient de la seconde gauche, celle qui précisément n’avait pas une franche sympathie pour le contrôle par l’Etat ? Ou bien faut-il seulement constituer un grand pôle bancaire public, assumant des missions d’intérêt général, autour en particulier de La Poste ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que les socialistes n’ont rien fait pour porter un projet de ce type,…

 

La politique sociale

Et dans le domaine de la politique sociale, les constats qu’inspire notre va-et-vient sont sans doute encore plus cruels. Car quand on redécouvre la proposition n°22 – « le contrat de travail à durée indéterminée redeviendra la base des relations du travail », on se prend à penser que le monde de 1981 s’est décidemment effondré et qu’il a laissé la place à un monde beaucoup plus brutal, beaucoup plus injuste. Parce que le capitalisme a fait peau neuve, et que le capital exerce une véritable tyrannie sur le travail ; parce que la droite a multiplié depuis deux décennies les mesures de déréglementation du travail. Terrible constat ! S’il y a une proposition qui a été jetée aux oubliettes, c’est bien celle-là.  Mais à la veille de l’élection présidentielle, il faut avoir le courage de regarder les choses en face et de dire ce qui est : dans cette terrible évolution, les dirigeants socialistes ont aussi leur part de responsabilité. Parce qu’ils ont contribué à développer les petits boulots ; parce qu’ils ont favorisé le développement du travail à temps partiel… Martine Aubry est bien placée pour le savoir. Ministre du travail en 1992, c’est elle qui a pris les premières mesures d’allégement de charges sociales pour favoriser cette extension du travail à temps partiel. Et de nouveau ministre du travail dans le gouvernement de Lionel Jospin, de 1997 à 2002, elle a envisagé par deux fois de soumettre au Parlement un projet de loi visant à taxer les entreprises qui recourraient exagérément au travail précaire. Et par deux fois, le projet de loi a été… abandonné !

 

La culture présidentialiste

Et puis, dans ce va-et-vient d’une époque à l’autre, il y a une autre interpellation – sans doute la plus importante de toutes : le Parti socialiste va-t-il enfin sortir de cette culture présidentialiste qui l’a, lui aussi contaminé. Car quand il arrive au pouvoir, en 1981, François Mitterrand charrie avec lui un immense espoir démocratique : il va mettre à bas les institutions violemment antidémocratiques de la Vème République, qui sont le produit du coup d’Etat réalisé par le Général de Gaulle en 1958. On sait malheureusement ce qu’il advint de la promesse : à son tour – et même plus qu’à son tour –, François Mitterrand profita de ce système du « Coup d’Etat permanent », avec toutes les dérives que l’on sait, inhérentes à ce système de pouvoir absolu : la nomination d’amis à tous les postes clefs, la cellule des gendarmes de l’Elysée, le mépris du Parlement et de tous les autres contre-pouvoirs… Et de réforme des institutions, il n’y en eut qu’à la marge, comme l’a lucidement relevé en février 2011 Pierre Joxe, qui était pourtant un fidèle : « Mitterrand a pris la lourde responsabilité de ne pas profiter de son pouvoir pour transformer la République ». Or, trente après, où en sommes-nous ? Pour l’heure, les socialistes semblent être tombés d’accord sur le plus petit dénominateur commun. Une réforme a minima, comprenant quelques petites avancées, mais tempérées par beaucoup de frilosité…Les « 110 propositions » ont donc valeur de rappel. Elles avaient un souffle, celui du réformisme radical. Leur force a  d’abord été d’exprimer, même maladroitement, ce qui cheminait dans tout le pays : l’aspiration pour moins d’autoritarisme, pour moins d’inégalités. Oui ! La force de cette plate-forme a été de surfer sur cette formidable dynamique collective, qui a mis tout le pays en mouvement, pour une société plus juste. Les socialistes avaient alors d’abord le souci d’entendre ce que voulait le pays. Et s’ils ont gagné en 1981, s’ils ont balayé les manœuvres de division du Parti communiste, c’est d’abord à cause de cela : parce qu’ils ont surfé sur une formidable dynamique, celle du mouvement social, celle au-delà d’un mouvement qui affectait toute la société.

 C’est la principale leçon de ces « 110 propositions » : la gauche ne peut gagner que si, portant le rêve d’une transformation sociale, elle sait enclencher une dynamique : il n’y a de victoire de la gauche que si le peuple entre en mouvement.

*Laurent Mauduit est journaliste, cofondateur du site internet Médiapart.

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le 13 mai 2011

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