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Jalons pour l’histoire du droit, Entretien avec Nicole Dockès*

Né à Rome, le droit a évolué au cours des siècles avec l’organisation des empires. Du code de Justinien au code civil.

Comment le droit est-il né ?
Pour les juristes, le droit, tel que nous le connaissons maintenant, dans la civilisation occidentale, et qui nous semble indispensable à toute société organisée, est né à Rome. Certes, il a existé des textes plus anciens, comme le code de Hammurabi, à Babylone, au XVIIIe siècle avant J.-C., mais il s’agit au fond de règles nées de l’obligation quasi théologique du roi de faire régner la paix entre ses sujets et à l’extérieur. L’origine de ces règles était confondue avec toutes les prérogatives royales, sans distinction précise.
À Rome, s’est mis en place très tôt, dès le Ve siècle avant J.-C., un corpus de textes juridiques. Il s’est formé une classe spéciale de jurisconsultes détenteurs de la science du droit, tandis que les juges sont de simples citoyens qui peuvent s’adresser à eux pour connaître le droit. Sous la république et sous l’empire, pendant dix siècles, le droit apparaît ainsi comme une science rationnelle avec un domaine précis. En 530 après J.-C., Justinien, empereur romain d’Orient, donc byzantin, espère reconstituer l’Empire romain tel qu’il s’étendait aux siècles précédents tout autour de la Méditer­ranée et, pour cela, il s’appuie sur le droit. Il s’agit d’opérer une renaissance de la science du droit ; avec un certain désordre politique, le droit était devenu « vulgaire » et largement coutumier. Justinien procède en trois temps.
1. Il reprend les anciennes lois romaines, il les toilette et fonde ainsi un Code.
2. Surtout, il fait composer un recueil très important des textes des grands jurisconsultes : le Digeste.
3. Il fait rédiger un manuel de droit romain pour les étudiants : les Institutes. Tout cela est exécuté par une équipe d’excellents juristes, avec un vrai débat planifié. Ce sont plusieurs milliers de pages et ce droit romain va constituer le bien commun de toute l’Europe. On redécouvre cet ensemble au XIIe siècle, lors de la première Renaissance, dite bolonaise, quand on s’émerveille devant la Rome antique.

Droits coutumiers, oral, écrit, canon, romain. Le lecteur non juriste s’y perd. De quoi s’agit-il et comment tout cela a-t-il évolué pour en arriver au droit moderne ?
Au cours des premiers siècles de notre ère, les conciles prennent des décisions de caractère partiellement juridique ; puis, quand les papes ont suffisamment d’autorité, ils rédigent des « décrétales pontificales ». Au milieu du XIIe siècle, le moine Gratien réalise à cet égard un travail analogue à celui de Justinien, il classe par matières toutes les sources du droit canonique (canons des conciles, décrétales, écrits des Pères de l’Église), examine les désaccords, propose des solutions pour concilier les contradictions. On se trouve donc en présence de deux corps de textes juridiques : les compilations de Justinien et le droit canonique qui sont enseignés dans les universités, fondées par le pouvoir pontifical, qui appa­raissent au XIIe siècle.

Comment le droit romain s’est-il
constitué ?

Pour maintenir leur autorité, sur leur vaste empire, composé de peuples aux coutumes diverses (Orientaux, Occi­dentaux, Africains), les Romains respectent la plupart des coutumes locales, les dieux locaux. Lorsqu’ils conquièrent la Grèce vers 130-120 avant J.-C., les Romains ont déjà élaboré leur droit, parfois en reprenant certains usages commerciaux grecs, ou leur système d’assurances, domaine où les Grecs excellaient. Chaque cité grecque avait son propre droit ; les lois étaient votées ou approuvées par l’assemblée populaire ; la justice était rendue par les citoyens ou par un conseil restreint. Mais si les penseurs grecs se sont intéressés à la « constitution politique » des cités, ils n’ont guère été des théoriciens du droit privé comme ont su l’être les jurisconsultes romains. Il ne faut pas oublier que Justinien était empereur dans l’Empire romain d’Orient ; les compilations qu’il a ordonné de rédiger ont été écrites du côté oriental, plus influencé par les traditions grecques que l’Empire romain d’Occident ; aussi certaines règles juridiques grecques y ont été insérées. En résumé, le code de Justinien a intégré parfois quelques coutumes locales, mais l’essentiel vient des textes des jurisconsultes romains des premiers siècles de notre ère. Ce droit redécouvert au Moyen Âge, enseigné dans toutes les universités européennes, a été suffisamment élaboré pour influencer profondément les droits européens.

Et le droit pénal ?
À l’époque républicaine (les cinq siècles avant notre ère), le droit romain était très protecteur du citoyen (pas des esclaves). En principe (sauf exception très solennelle), un citoyen romain n’était ni passible de la peine de mort, ni soumis à la torture. Avec l’empire (cinq premiers siècles de notre ère en Occident, beaucoup plus longtemps en Orient : presque quinze siècles), le pouvoir qui s’établit après des guerres civiles devient plus autoritaire ; le citoyen est moins bien protégé ; on définit de nouveaux crimes comme le crime de lèse-majesté, crime politique, où les coupables, même citoyens, sont passibles de la peine de mort, et peuvent être soumis à la torture. Une procédure inquisitoire se met en place. Puis, après la christianisation de l’empire, la tolérance religieuse disparaît. Au Moyen Âge, le crime de lèse-majesté divine (hérésie d’abord, puis sacrilège) est passible de peines plus lourdes que celui de lèse-majesté impériale ou royale. Au xiiie siècle, on a redécouvert la torture avec la renaissance du droit romain ; des bulles pontificales, pour sauver les âmes, vont permettre de l’utiliser contre les hérétiques qui sont alors traités comme les pires criminels. On en arrive à la situation qui se prolonge dans une certaine mesure jusqu’à Voltaire et Beccaria, et dont parle Luigi Delia dans l’article suivant.

Et le « code civil » de 1804 ?
Il s’appuie sur les travaux des juristes français de la fin du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle ; pour le droit des contrats et de la responsabilité civile, il reprend presque mot à mot le droit romain. Fort bien rédigé, le code civil, qui reprend le plan des Institutes de Justinien, est devenu une sorte de modèle pour l’Europe et même au-delà. Après la Révolution, on se méfie des juges (les parlements, cours de justice de l’Ancien Régime, ont laissé de mauvais souvenirs). Aussi, dans la première moitié du XIXe siècle, la doctrine dominante, sur le continent européen, estime que la source principale du droit se trouve dans les lois, dans les textes écrits. Elle ne veut pas que les juges « créent » du droit, il suffit qu’ils l’appliquent. Au cours du XIXe siècle, la situation évolue et les décisions des juges (la juris­prudence) apparaissent comme une seconde source du droit, d’ailleurs plus souple.
Cela dit, le code civil ne couvre pas tout. En particulier, dans les relations de travail, il n’y avait pas vraiment de droit écrit, pas de lois spéciales (un seul texte très bref), on a continué d’appliquer des coutumes non écrites. La loi de 1841 à propos du travail des enfants est la première loi régle­mentant les relations de travail et constitue un tournant. Il fallut cependant attendre encore longtemps pour que le législateur accepte d’inter­venir dans ce domaine que l’on estimait relevant des accords de volonté individuelle.

Et en Angleterre ?
Le système juridique anglais est différent de celui inspiré par le droit romain. La common law anglaise s’est élaborée peu à peu par les décisions des juges royaux. La principale source du droit se trouve dans les décisions judiciaires. Par sa décision, un juge peut créer un « précédent » et la « théorie du précédent » se formalise à partir du XIVe siècle ; en principe, pour se prononcer, les juges doivent se référer à un précédent, c’est-à-dire à un jugement antérieur. La common law est née de la répétition, ce n’est pas un code, ou ce qu’on appelle du droit « écrit », c’est un ensemble de décisions judiciaires, qu’on classe, dont certaines tombent en désuétude et d’autres apparaissent. Comme cette common law s’est un peu rigidifiée, d’autres décisions peuvent être prises en dehors du précédent ; on parle alors de jugement en equity. Les deux systèmes coexistent. Il faut noter que, de plus en plus, les Anglais trans­forment leur droit par voie législative, certes moins que sur le continent. Ce double système de la common law et de l’equity se retrouve dans de nombreux pays du Common­wealth. La situation des États-Unis est complexe ; certains États sont fidèles au système de la common law, d’autres non.

Que se passe-t-il dans le droit international en cas de choc de ces deux conceptions ?
La question se pose surtout en matière commerciale. Il se crée alors un droit international, plus proche de la common law. En cas de conflit, on en réfère à un tribunal arbitral : les parties choisissent un ou plusieurs « arbitres », non nécessairement issus des profes­sions judiciaires, qui prononcent une sentence, qu’on a dû accepter d’avance et qui devient obligatoire. Dans d’autres domaines du droit, la situation est variée : par exemple, il existe des systèmes de droit international privé sur le droit de la famille qui concilient différentes traditions. n

*Nicole Dockès est historienne
du droit. Elle est professeur honoraire à l’université Jean-Moulin Lyon-III.
Propos recueillis par Pierre Crépel.
 

La Revue du projet, n° 62, décembre 2016

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Jalons pour l’histoire du droit,  Entretien avec Nicole Dockès*

le 31 décembre 2016

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