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Eau et « jardins d’éden » au Maroc, Stéphanie Leroux*

La communication des promoteurs d’installations touristiques au Maroc s’ingénie à légitimer l’élaboration d’un environnement idyllique, consommateur excessif d’eau, en contradiction complète avec ce que peut fournir le milieu naturel local.

 Le paysage que laissent à voir les aménagements touristiques en construction au Maroc, notamment sur son littoral, interroge l’observateur sensible à propos du milieu naturel sur lequel ils s’implantent. La politique de développement par le tourisme dans laquelle le Maroc s’est lancé depuis 2001 – et qui s’est fixé l’objectif d’accueillir vingt millions de touristes en 2020 – permet de comprendre le développement massif de ces structures.
Néanmoins, au-delà de la multiplication des chantiers, c’est la taille de ces ressorts, associée au déploiement paysager accompagnant ces aménagements, qui est particulièrement étonnante. En effet, ces mégastructures, consommatrices d’espace, offrent et/ou promettent à voir – dans leurs dispositifs de communication et à travers leur déploiement sur le terrain – des hectares de paysages verts, d’une verdure grasse aux formes luxuriantes. Le contraste est saisissant avec le paysage extérieur desséché, brûlé, aux teintes jaunes, aux formes rachitiques et qui appartiennent au milieu naturel local semi-aride où l’eau est une ressource rare.

Un paradoxe : développement touristique et développement durable
Pourtant, la littérature scientifique qui rend compte des dégradations de la ressource en eau et du milieu naturel au Maroc est abondante et déjà ancienne. De son côté, le royaume chérifien s’est engagé dès 1992 dans le développement durable, la protection de l’environnement et la question de l’économie de l’eau. L’étude du contexte institutionnel et juridique du pays montre un certain décalage dans la mise en place des réformes. Celles liées à la protection de l’environnement se déploient relativement lentement comparativement à celles afférentes à l’attrait des investisseurs économiques. Dans ce contexte de priorité donnée au développement économique, les acteurs du monde de l’entreprise, qui interviennent dans le déploiement de l’activité touristique, obtiennent la responsabilité d’agir (ou non) selon les préceptes du développement durable puisqu’ils disposent d’une marge de manœuvre inhérente à la vacuité des textes et des moyens d’application de la loi se rapportant à la protection de l’environnement.
Force est de constater l’inefficacité des mises en garde et des engagements officiels pour diminuer la pression sur la ressource en eau.
Le maintien de ce paradoxe amène à se centrer sur les promoteurs de ces mégastructures, à s’enquérir des représentations qu’ils ont du milieu naturel et de celles qu’ils véhiculent pour attirer les usagers. Pour ce faire, la communication destinée à promouvoir les grands projets immobiliers, touristiques et de loisirs qui fleurissent un peu partout au Maroc, a été étudiée. Les sites Internet, les plaquettes de communication et les articles de presse qui les accompagnent ont fait l’objet d’une analyse du contenu iconographique et textuel.

 

En 2012, le Maroc compte 38 golfs, 6 autres sont à venir

 

L’image des aménagements véhiculée par les promoteurs immobiliers
Les premiers résultats permettent de se rendre compte que le paysage de verdure forme un élément particulièrement important puisqu’il représente plus de 80 % des paysages iconographiques en extérieur. En même temps, le milieu naturel régional n’est pas pour autant absent des discours mais il est présenté dans une relation égocentrée au monde, à travers les avantages stratégiques exposés à partir de ces complexes : les points de vue qu’ils offrent ou encore leur proximité avec des paysages et des lieux prestigieux (patrimoine).
Les expressions relatives au « développement durable » ou encore à la « protection de l’environnement » sont bien présentes. Néan­moins, leur utilisation ne correspond pas à la conception couramment employée. Elle révèle un rapport au monde autocentré où la durabilité concerne la vie de ces structures, alors que le respect de l’environnement se rapporte à celui développé à l’intérieur de celles-ci, selon des critères esthétiques et un imaginaire édénique. Cette représentation idyllique de l’environnement naturel ne concerne pas les jardins arabo-islamiques adaptés au milieu naturel local et dont l’agrément paradisiaque est pourtant universellement reconnu.
Pourtant la thématique du bien-être et d’un idéal de vie est centrale dans les discours déployés. Cela se manifeste à travers l’utilisation récurrente de plusieurs registres lexicaux qui dialoguent ensemble. Ainsi l’esthétique luxueuse, architecturale et paysagère, est le registre le plus employé et se décline autour des thématiques de la splendeur fantastique qu’exprimerait la « perfection » des lieux. Cette dernière serait servie par une rationalité technologique minutieuse venant servir le registre du confort. Le professionnalisme des promoteurs-gestionnaires tient une place importante tandis que ces mégastructures sont présentées comme étant le résultat de performances technologiques. Les concepteurs des lieux sont présentés comme de véritables artistes, conférant ainsi aux lieux, et à ceux à qui ils sont destinés, des qualités supérieures. Et c’est bien le registre du privilège et de l’exception qui est ainsi déployé. La rhétorique des discours énonce de manière implicite une sorte de propagation du caractère extraordinaire des concepteurs vers les lieux qui élèvent ensuite le statut des usagers. Le registre de l’exception légitime, avec le discours concurrentiel, le déploiement d’une surenchère servant le confort et l’esthétique luxueux et luxuriant dont ces lieux se réclament. Tout cela justifie ainsi l’élaboration de cet environnement idyllique qui consomme l’eau de manière excessive, en décalage avec ce que peut fournir le milieu naturel local.
L’analyse du discours de ces ressorts touristiques permet ainsi d’avoir quelques éléments de réponse pour comprendre le maintien de ce paradoxe où les dynamiques de construction de ces aménagements non viables écologiquement se maintiennent alors que la prise de conscience concernant la rareté de la ressource en eau – et des catastrophes humanitaires et écologiques que provoque sa consommation irrationnelle – semble avancer dans les esprits.
Or cette prise de conscience semble aussi faire son chemin chez les touristes trop souvent stigmatisés. Une enquête menée à Marrakech dans les années 2000 a révélé que 38 % des touristes en hôtels club trouvent la piscine inutile à la réussite de leur séjour. Ce chiffre s’élève à 91 % chez les personnes hébergées dans les riads (maisons d’hôtes) et à 95 % chez ceux qui fréquentent les hôtels non classés. La majorité d’entre eux reconnaissent que la vue de ces multiples paysages de verdure n’aide pas à prendre conscience qu’au Maroc l’eau est une ressource rare et précieuse.

*Stéphanie Leroux est géographe. Elle est maître de conférences à la faculté libre des lettres et sciences humaines de l’université catholique de Lille.

La Revue du projet, n° 61, novembre 2016
 

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Eau et « jardins d’éden » au Maroc, Stéphanie Leroux*

le 21 novembre 2016

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