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Les impasses politiques de l’économie du bonheur, Dominique Méda et Florence Jany-Catrice*

L’économie du bien-être prétend s’appuyer sur l’addition des ressentis individuels pour construire une politique. Ne s’agit-il pas d’une impasse ?

Le nombre de recherches et d’articles consacrés au bonheur a augmenté de manière exponentielle ces dernières années : le bonheur, concept qui relève prioritairement de la subjectivité et du niveau individuel, semble pouvoir se muer aujourd’hui en objectif des politiques publiques, nationales et internationales. La publication en 2009 du rapport de la commission Stiglitz sur la mesure des performances économiques et du progrès social a d’ailleurs constitué une puissante invitation à aller dans cette direction, en reconnaissant – dans certaines limi­tes – les insuffisances du produit intérieur brut (PIB) comme indicateur central pour le pilotage de nos sociétés et en proposant non seulement d’adopter la « qualité de vie » comme l’un des éléments essentiels à « mesurer » à l’aide d’une nouvelle batterie d’indicateurs, mais aussi de considérer les états subjectifs – perceptions et émotions – ressentis par les individus comme les principaux indices de la quantité et de l’évolution du bien-être social. Un tel choix est tout sauf anodin. Il repose sur des présupposés forts, qui restent le plus souvent non explicités.

Les postulats
de la nouvelle économie du bien-être
Les travaux consacrés dès les années 1970 par Richard Easterlin aux relations entre sentiment de bonheur (approché par l’expression de la satisfaction) et croissance ont trouvé, dans les années 1990, de nombreux prolongements. L’économiste avait mis en évidence un paradoxe qui ne cessera en effet d’attiser l’intérêt : l’augmentation du taux de croissance du PIB ne s’est pas accompagnée, dans les pays occidentaux, d’une satisfaction croissante de leurs ressortissants. L’économiste avait apporté, à l’époque, plusieurs explications à ce paradoxe, notamment l’idée que les individus s’adaptent à leur nouvel état – ce que l’on appelle en statistique les biais d’adaptabilité. Il insistait également sur l’idée que ce qui compte est moins la quantité de biens ou services obtenus à un moment que des différentiels : différentiel existant entre la quantité actuelle et la quantité précédente de biens détenus, d’une part ;  différentiel entre l’évolution de la quantité de biens disponibles pour les autres et pour soi, d’autre part. Dans un cas, cela renvoie à l’idée d’expansion permanente et illimitée des biens ; de l’autre à la désirabilité relative des biens. Même si les nombreuses critiques émises à l’encontre du PIB durant les années 1970 – mettant en avant que la comptabilité nationale compte pour zéro des activités essentielles pour les individus et la société, compte en positif des destructions de capital, n’est pas patrimoniale, ne dit rien de la qualité de la vie individuelle et sociale, etc. – se sont considérablement ralenties avec la crise pétrolière, on ne peut pas ne pas faire le lien entre celles-ci et la recrudescence des travaux des économistes et des psychologues, menés sur les déterminants de la satisfaction individuelle et le bonheur. Dès 1984, Ruut Veenhoven recherche dans Condi­tions of Happiness des corrélations entre bonheur (satisfaction exprimée) et déterminants individuels et sociaux. Il affirme que les données sur le bonheur permettent d’estimer la qualité de vie d’une population, de suivre les évolutions de celle-ci et d’évaluer les politiques sociales.

Deux éléments ont permis un prolongement et une multiplication de cet ensemble de travaux : la mise à la disposition des chercheurs ou la constitution par ceux-ci de bases de données de plus en plus vastes, élaborées au terme de protocoles de plus en plus contrôlés, souvent sous forme de panels, et permettant – du fait des progrès des techniques statistiques – la mise en évidence de corrélations entre des degrés de satisfaction individuels et des déterminants sociaux, d’une part, et, d’autre part, l’engagement résolu d’économistes de renom dans cette voie. Richard Layard défendra ainsi l’idée que non seulement il est possible de mesurer le bonheur et ses évolutions mais aussi qu’il est possible, voire nécessaire, de fonder les politiques publiques sur la maximisation du bonheur, dans une vision utilitariste, et sur l’analyse rigoureuse de l’évolution des données le mesurant. Ces travaux sont séduisants. Ils ont en particulier pour caractéristique commune de relativiser l’usage de la croissance comme indicateur de référence des politiques publiques – pour le pilotage et l’évaluation – en lui préférant l’analyse de l’évolution du taux de satisfaction, et de relativiser également la focalisation traditionnelle des économistes sur le revenu, en complétant celui-ci par l’analyse d’autres indicateurs plus significatifs du bien-être ou de la « qualité de vie ».

Le bonheur
ne peut fonder
 une politique publique
Certes, comme ne manquent pas de le rappeler les adeptes de l’économie du bonheur, un certain nombre de philosophes s’accordent avec Aristote sur le fait que « tous les hommes recherchent le bonheur ». Mais l’accord s’arrête là, car la plupart des philosophies visent précisément à expliciter ce que signifie ce terme, et très peu de philosophes seront d’accord avec le fait qu’il est possible de fonder une politique publique sur la réponse d’individus, fussent-ils des dizaines de milliers, à la question de savoir s’ils ne sont actuellement pas du tout, un peu, assez, ou très satisfaits de leur vie. Car dans ce type d’interrogation, tout part de l’individu, de sa sensation, de ses émotions et de ses états et donc tout s’y arrête. Peut-on fonder en raison une politique, c’est-à-dire un projet collectif visant l’intérêt général ou l’intérêt d’une communauté, à partir des seules aspirations individuelles ? Peut-on réduire la fonction des politiques publiques à la seule prise en compte des intérêts individuels, agrégés de manière tout à fait illusoire par une sommation sommaire des préférences individuelles ?

On peut en effet opposer à la représentation de la société comme simple agrégation d’individus celle d’une communauté, d’un collectif composé de membres dont le consentement est supposé acquis mais dont l’appartenance doit sans interruption être reconfirmée. Elle est également justifiée par l’idée que le plus grand péril auquel nos sociétés sont confrontées est la désagrégation qui pourrait advenir soit sous le coup d’inégalités trop fortes ou de guerres civiles (anomie, balkanisation), soit de la destruction de notre « environnement », c’est-à-dire des conditions d’habitabilité de notre planète. De cela on peut déduire que les indicateurs essentiels sont ceux qui nous donneront des informations précises sur la cohésion/
décohésion de nos sociétés, par exemple le degré d’inégalités (de revenus, de patrimoines, de conditions de travail, d’accès à l’emploi, de logement), qui constitue une donnée objective et qui ne nécessite pas un passage par l’opinion individuelle des individus sur le degré d’inégalités supportable. On peut en déduire aussi que les indicateurs concernant l’état de notre patrimoine naturel seront également essentiels, de même que des indicateurs donnant des informations objectives sur les ressources et les biens que l’on peut considérer comme formant un minimum de base : niveau absolu de santé, d’éducation, accès au logement, à l’eau, à l’alimentation et répartition de ces biens et de ces accès.
Qui déterminera la liste de ces biens et de ces ressources auxquels chaque individu dans nos sociétés devrait avoir accès ? On peut raisonnablement penser que même si la liste de ces biens est universelle et peut faire l’objet d’un accord, le passage par la délibération publique importe absolument, notamment pour arrêter les pondérations dont ces éléments pourraient faire l’objet dans un éventuel indicateur synthétique. Engager une délibération publique sur ce qui compte pour les individus membres d’une société organisant son inscription dans la durée constitue sinon le contraire, au moins le complément indispensable d’un processus de recueil brut, au cours d’une enquête (téléphonique, par papier ou sur un site Web), du sentiment individuel non retraité, non confronté, non mis en débat avec le sentiment des autres et avec les projets des autres membres de la même société.

*Dominique Méda est sociologue. Elle est professeure de sociologie à
l’université de Paris-Dauphine.
Florence Jany-Catrice est économiste. Elle est professeure à l’université Lille-1.

Ce texte est extrait d’un article initialement paru dans la revue suisse Sécurité sociale CHSS. Avec l'aimable autorisation des auteures et de la revue.

La Revue du projet, n° 58, juin 2016
 

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le 20 juin 2016

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