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Bonheur, sagesse, rire, dans une perspective politique, Stéphane Haber*

Une vie humaine accomplie est une vie à la fois heureuse et sage. Le rire contribue assurément aux deux aspects de cet accomplissement de soi, notamment dans sa dimension politique.

On est « heureux » quand on voit se réaliser ses désirs les plus chers et ses projets de vie les plus importants. On est « sage » lorsque les désirs et les projets que l’on a (ainsi que les croyances qui les accompagnent) ont une certaine consistance. Si l’on n’insistait que sur le bonheur, on perdrait les moyens de distinguer entre désirs importants et désirs futiles, entre projets de vie raisonnables et déraisonnables. Un collectionneur de porte-clés qui y consacre toute son énergie et rencontre un grand succès dans cette activité peut assurément être qualifié d’heureux, mais sans doute pas de sage : son intelligence et son enthousiasme auraient été mieux employés à des fins plus utiles. Pareillement, un sage capable de mépriser son bonheur et celui des autres, par exemple au nom d’une certaine image rigoureuse de ce que l’on doit faire ou de ce que l’on doit être idéalement, n’a pas, lui non plus, tout compris. Nous ne nous étonnerons guère de voir son austérité virer en ressentiment, voire en fanatisme.

Le rire
Notre thèse sera que savoir rire constitue une composante du bonheur et, dans certains cas, contribue aussi à la sagesse. La première partie de l’affirmation ne pose aucun problème particulier. Si le bonheur ne consiste pas seulement dans l’obtention d’une somme de satisfactions particulières, c’est qu’il s’exprime spontanément dans une joie de vivre plus générale qui colore tout et s’exprime vivement (en même temps qu’il se renforce) dans le sourire et le rire. La deuxième partie de l’affirmation apparaît moins évidente.
Pour la justifier, partons du constat que, sous la plume des penseurs qui ont interprété avec le plus de perspicacité les phénomènes liés au rire (le comique, l’humour), une idée revient souvent. Une des vertus du rire consisterait à « dégonfler » les hiérarchies sociales. Cela se comprend. En effet, les hiérarchies sociales mobilisent pleinement l’esprit de sérieux
et la restriction du champ de cons­cience : il faut que tous ceux qui participent à leur reproduction (mais plus particulièrement ceux qui se situent au plus proche du centre des dispositifs) « y croient », participent sans distance aux divers rituels qui assurent leur pérennité, se laissent prendre aux divers jeux dans lesquels elles s’illustrent et se confirment en même temps. L’individu investi d’une position de pouvoir ou d’une autorité se doit d’incarner cette éminence. Or cette propriété des hiérarchies sociales les rend vulnérables. Dans Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Freud prend l’exemple d’un homme d’église qui vient bénir la foule et chute sur le trottoir lamentablement au moment d’accomplir le signe de croix. Cela provoque en général l’hilarité. Et cela nous fait comprendre que l’un des ressorts du comique, c’est quand, chez l’individu, le sérieux appliqué, l’autocontrôle tendu, le sens de sa propre dignité et de sa propre importance, qui sont nécessaires au fonctionnement routinier des hiérarchies sociales (même si ce n’est pas le seul lieu de leur manifestation), se liquéfient instantanément sous le coup d’un accident minuscule ou de la révélation accidentelle d’une faille béante. « Ah, ce n’était que cela ! » Le rire sanctionne la manifestation brutale de la fausseté absolue d’un raidissement orgueilleux devenu habituel, pilier du fonctionnement social, qui faisait croire à tort que l’on était à l’abri des aléas du monde et des détails prosaïques de la vie corporelle. Il accompagne le dévoilement d’une dépendance complète chez celui qui, sans le savoir, ne vivait que pour la refouler encore et encore, au plus grand bénéfice des rigidités intéressées de la vie sociale.
Rire politique
Peut-on tirer de tout cela des suggestions politiquement utiles pour notre présent ? Le régime économique dans lequel nous vivons se caractérise, entre autres choses, par la toute-puissance des grandes entreprises transnationales. On leur a plus ou moins laissé les clés de la maison ; on les a laissé plus ou moins devenir les nouveaux « sujets de l’histoire » au moment où s’affaiblissaient les classes et les États, qui prétendaient autrefois occuper cette fonction. C’est autour d’elles que tendent à se réorganiser les hiérarchies sociales, ainsi que le système des croyances et des rituels qui les soutiennent. Le problème, c’est que tout le monde a compris désormais que cette toute-puissance nouvellement acquise était en train de prendre une tournure inattendue : à force de contribuer à faire tourner à plein régime la machine à extraire, à produire, à exploiter, à détruire, à transformer, à faire circuler, à polluer, à faire consommer sans trêve et toujours plus, nous bouleversons les conditions climatiques de notre planète, provoquant des effets incalculables. D’une façon freudienne, on pourrait dire que ce qui est drôle dans cette affaire (elle ne l’est certes pas à tous les points de vue), c’est la disproportion entre une accumulation de puissance inédite dans l’histoire de l’humanité (le capitalisme-roi) et une vulnérabilité désarmante. Car tout ce que nous sommes et ce que nous faisons, y compris lorsque nous nous faisons les agents arrogants ou les complices inconscients d’un capitalisme en surchauffe, bien décidé à sacrifier l’environnement (malgré les beaux discours), repose en réalité sur une condition dérisoire, minuscule : un certain état du climat dont un changement très léger, quelques degrés en plus, par exemple, suffit à transformer la vie de toute l’espèce humaine en cauchemar. Et à détruire très probablement le monde dont les entreprises transnationales ont justement besoin pour persister.
Tout cela est bien connu. Certains artistes, écrivains, journalistes, militants savent d’ailleurs depuis longtemps que, grâce à l’arme de l’humour, on peut se déprendre du double langage, du mensonge, de la manipulation des esprits, de l’arrogance, de la bêtise que les groupes sociaux dominants (et les institutions qui servent leurs intérêts, comme les entreprises transnationales) pratiquent de manière intensive. Il faut simplement ajouter que, à l’exemple de l’évêque freudien, les maîtres du système, pleins du sentiment de leur propre importance, ne peuvent clairement voir qu’ils sont sur le point de chuter en dévoilant leur nullité absolue, en particulier leur dépendance totale à l’égard d’une situation (le type de climat que nous connaissons depuis quelques siècles sur cette planète) qui était presque passée inaperçue jusqu’à présent alors qu’elle déterminait tout. C’est ce contraste qui est le plus comique.

Bilan
Concluons en quelques phrases. Aujourd’hui, un aspect de la sagesse consiste à tenter de faire émerger et croître des formes de vie raisonnables, c’est-à-dire capables de renforcer les valeurs de solidarité sociale et de préservation de l’environnement. Le riche univers des « alternatives » contemporaines en donne une très bonne idée. La quête de la sagesse implique donc de travailler à dégonfler les puissances du capitalisme, qui s’obstinent à soumettre la société et la nature à leur contrôle inflexible, pour ensuite faire autre chose que ce qu’elles nous incitent à faire. Or, avec la crise climatique, c’est devenu plus facile. Car le roi est nu : il a cessé de faire peur. En plus, il est d’une stupidité affligeante, au point de scier la branche sur laquelle il est assis. Le rire peut aider à nous faire prendre conscience de ces faits. Il nous encourage ainsi à vouloir changer le monde, illustrant une nouvelle fois la contribution du rire à la sagesse (bien penser, bien juger, bien discerner, préférer ce qui a du poids), et, par là, à la recherche de la vie accomplie.

L’idée que c’est avec le rire que l’on cesse d’avoir peur, qu’il est ainsi capable d’élargir d’un seul coup l’horizon des possibles, se trouve au centre de la controverse philosophique qui oppose Jorge de Burgos à Guillaume de Baskerville à la fin du Nom de la rose d’Umberto Eco.

La Revue du projet, n° 58, juin 2016
 

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Bonheur, sagesse, rire, dans une perspective politique, Stéphane Haber*

le 19 juin 2016

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