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La possibilité du suicide, ingrédient du bonheur humain, Jean Salem*

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Nul ne choisit de naître ; mais nul ne vit sans le vouloir.

 

Le bonheur, par conséquent, n’étant pas de vivre, mais de bien vivre, le sage, écrivait fermement Sénèque, vit autant qu’il le doit, et non pas autant qu’il le peut. « Quand on a le choix entre une mort accompagnée de tortures et une mort simple, commode, pourquoi ne pas s’adjuger cette dernière ? »1. On trouve même des « professeurs de sagesse », qui dénient qu’on ait le droit d’attenter à sa propre vie, qui tiennent pour une impiété de se faire le meurtrier de soi-même et veulent qu’on attende pour sortir de la vie l’ouverture fixée par la nature. Mais « parler ainsi, c’est ne pas comprendre que l’on ferme la route de la liberté », libertatis via2 ! Certes, parfois le sage, lors même que sa mort est décidée, ne voudra pas prêter son bras à l’exécution : c’est le parti que prit Socrate, qui eût pu se laisser mourir de faim, plutôt que de demeurer durant trente jours dans sa prison avant d’absorber le poison. Mais il peut aussi bien considérer, quand il prévoit que, trois ou quatre jours après, son ennemi aura le pouvoir de le faire mourir, qu’en ne se donnant pas la mort il travaille véritablement pour un autre3. C’est donc, encore une fois, à la fin de sa propre vie (et nullement à l’au-delà) que Lucilius, le correspondant – probablement fictif – des Lettres rédigées par Sénèque, est invité à se préparer : « comment la pensée de finir viendra-t-elle à ceux dont les convoitises ont un objet illimité et point de fin ? Voilà l’exercice (le latin dit : meditatio) indispensable entre tous »4 ; c’est à cela enfin, et à rien autre chose, que paraît servir la longa meditatio dont il est une nouvelle fois fait état à la fin de cette même Lettre 705.

 

 

La clef des champs

Certains oiseaux, remarquait Épictète, autre philosophe stoïcien, se laissent mourir de faim plutôt que de supporter la vie dans une cage : « ainsi, déclarait-il, appellerons-nous libres les êtres qui ne supportent pas d’être capturés et qui, dès qu’ils sont captifs, s’évadent par la mort »6. Aussi, lorsqu’à la fin du Pierre et Jean de Maupassant, Pierre Roland, qui a embarqué en tant que médecin sur un paquebot transatlantique, descend dans l’entrepont et aperçoit « un grand troupeau d’émigrants » fait de centaines d’hommes, de femmes et d’enfants étendus sur des planches superposées ou « grouillant par tas sur le sol », il a envie, en songeant « au travail passé, au travail perdu, aux efforts stériles, à la lutte acharnée, reprise chaque jour en vain, à l’énergie dépensée par ces gueux, qui allaient recommencer encore, sans savoir où, cette existence d’abominable misère, [...] de leur crier : “Mais foutez-vous donc à l’eau avec vos femelles et vos petits” ! »7. Car on comprend malaisément que l’animal humain paraisse pouvoir tout endurer sans se révolter ni quitter la scène.Se “foutre à l’eau” serait assurément le geste du désespoir, mais d’un désespoir foncièrement... libérateur ! Il y a au moins une porte à cette vie, que nous pouvons toujours ouvrir, pour passer de l’autre côté. L’être humain est capable d’un « acte qui met un terme à tous les autres » ; qui, ainsi que le dit Cléopâtre (la Cléopâtre de Shakespeare), avant de se donner la mort, « garotte les accidents, muselle les vicissitudes », which shackles accidents, and bolts up change, et « délivre enfin le sommeil »8. Cette tranquille affirmation d’un droit au suicide, nous la retrouvons – sans la passion ni le désespoir – dans la tradition libertine, au XVIIe siècle (je pense à ce traité anonyme, intitulé Theophrastus redivivus : dans le cinquième traité de ce volumineux ouvrage, l’auteur déclare que si besoin était il serait tout prêt à partir, paratus exire sum, et que c’est là justement la raison pour laquelle il sait profiter de cette vie9). Et nous retrouvons cette même affirmation, déjà, chez Montaigne, lequel cite, comme de juste, Épicure : « S’il est mauvais de vivre en nécessité, au moins de vivre en nécessité il n’est aucune nécessité. Nul n’est mal longtemps qu’à sa faute... »10. Nul ne choisit de naître ; mais nul ne vit sans le vouloir. C’est « qu’au pis aller, la mort peut mettre fin quand il nous plaira, et couper broche à tous les autres inconvénients »11. Ou encore, dans un autre de ses Essais : « Le présent que nature nous ait fait le plus favorable, et qui nous ôte tout moyen de nous plaindre de notre condition, c’est de nous avoir laissé la clef des champs »12.

 

Ce texte est un extrait de  Le bonheur ou l’art d’être heureux par gros temps, qui vient d’être réédité chez Flammarion, Collection Champs Essais, et que nous reproduisons avec l’autorisation de Jean Salem.

 

*Jean Salem est professeur de philosophie à l'Université Paris-I Panthéon-Sorbonne

1) Sénèque, Lettres à Lucilius, LXX, 11 (éd. F. Préchac et trad. H. Noblot) ; Paris, Les Belles Lettres, rééd. 1985-1999, t. III, p. 11.2) Ibid., LXX, 14 ; loc. cit., t. III, p. 12.3) Ibid., LXX, 8-10 ; loc. cit., t. III, p. 10-11.4) Ibid., LXX, 17-18 ; loc. cit., t. III, p. 13.5) Ibid., LXX, 27 ; loc. cit., t. III, p. 16.6) Épictète, Entretiens, IV, I, 29 ; dans : Les Stoïciens, op. cit., p. 1042.7) G. de Maupassant, Pierre et Jean ; dans : Romans, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1987, p. 828.8) W. Shakespeare, Antoine et Cléopâtre, acte V, scène 2.9) Theophrastus redivivus, Cinquième traité, chap. IV ; éd. G. Canziani et G. Paganini, Florence, La Nuova Italia, 1982, vol. II, p. 779-780.10) Cf. M. de Montaigne, Essais, I, XIV (loc. cit., t. I, p. 67) ; ainsi qu’Épicure, Sentence Vaticane 9.11) M. de Montaigne, Essais, I, XX ; loc. cit., t. I, p. 83.12) Ibid., II, III (cf. ci-dessus, notre p. 81).

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le 06 avril 2011

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