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Représentations sexuées et productions culturelles pour la jeunesse, Sylvie Cromer*

Prendre conscience de représentations sexuées tronquées est une étape nécessaire mais non suffisante vers l’égalité des sexes.

S’il est un combat remis sans cesse sur le métier, c’est bien celui contre les stéréotypes. En effet ces images toutes faites et figées, bien commodes pour appréhender la complexité du monde et orienter l’action, ont, en transmettant des représentations sociales, discriminantes et hiérarchisantes, des effets négatifs appliquées à un groupe de personnes, et constituent une injustice. Concernant les stéréotypes sexistes, et pour n’évoquer que les plus récents documents, a-t-on vu publier par la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes du Sénat, un rapport sur le thème Lutter contre les stéréotypes sexistes dans les manuels scolaires : faire de l’école un creuset de l’égalité (2014) et par le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes un Guide pratique pour une communication publique sans stéréotype de sexe (2015). Faudrait-il s’étonner de cette attention, et de ces récurrentes dénonciations ? Sans doute pas, dans un monde multimédiatique, saturé de communication. Mais il y a à s’interroger sur la prise en considération des recherches menées sur le sujet par les politiques publiques et leur efficacité. Il convient aussi de redire que la lutte contre les stéréotypes ne fonde pas, à elle seule, une politique d’égalité entre les sexes.
Pour ma part, avec d’autres chercheures (voir encadré), c’est à la fin des années 1990, que je me suis posé la question des représentations du masculin et du féminin véhiculées auprès des enfants, renouvelant les interrogations des années 1970 sur les stéréotypes de sexe. Dans ces productions culturelles, qui de surcroît ont l’ambition de transmettre culture et citoyenneté, qu’est-il donné à voir de l’ordre social sexué ? L’originalité de la démarche a été de s’adosser aux concepts de genre et de représentation, ainsi que de mettre en œuvre une méthode quantitative, pour recueillir les informations dans les textes et les images sans sélection a priori. (Analyser les représentations du masculin et du féminin dans les manuels scolaires, Carole Brugeilles, Sylvie Cromer, Paris, CEPEd, 2005)

Les quatre pivots
sur lesquels reposent
les représentations

Alors quoi de nouveau ou de différent, depuis les années 1970, depuis que les études des quatre coins du monde sur les manuels et les livres de jeunesse ont démontré d’une part la minoration numérique des personnages féminins et une valorisation du masculin, d’autre part l’existence de stéréotypes de sexe ?
La synthèse des résultats, comparant les personnages dotés de différentes caractéristiques constituant leur sexe social (attributs, activités, rôles, relations, etc.), révèle des rapports imaginaires inégalitaires entre les hommes et les femmes, les filles et les garçons. Ce système de genre symbolique repose sur quatre pivots. On trouvera plus de détails dans « Genre et littérature de jeunesse en France : éléments pour une synthèse » de Sylvie Cromer, Nordiques n° 21, dossier Filles intrépides et garçons tendres : genre et culture enfantine, 2010.

1- des personnages
de sexe masculin
prédominants

Les productions culturelles envisagées génèrent une très nombreuse population de personnages. Le sexe et l’âge sont les deux catégorisations sociales primordiales. Quelle que soit la production, les personnages masculins sont toujours beaucoup plus nombreux. Au mieux les féminins atteignent 40 % de la population des personnages. La parité n’est jamais atteinte, a fortiori l’inversion de dominance sexuée n’est jamais observée, alors que le lectorat ou le public sont mixtes.

2- des personnages
de sexe féminin
particularisés

Les personnages féminins quant à eux sont physiquement matérialisés, apparaissant non comme l’un des sexes possibles, mais comme un cas particulier de l’humanité. En effet, il n’existe aucun attribut masculin propre récurrent : par exemple la barbe ou la moustache ou la casquette n’existent que de manière très discontinue. En revanche, pour représenter du féminin, on ajoute au masculin de manière très systématique des d’attributs spécifiques : traits corporels (les seins, la grossesse), éléments de coiffure (cheveux longs, nœuds dans les cheveux), ornements (bijoux) ou vêtements (jupe ou robe). Ainsi, physiquement, les féminins constituent une sous-catégorie du masculin qui apparaît comme le parangon de l’humain. Ainsi quand on montre aux enfants un ours sans marque physique c’est un masculin : l’ajout d’un tablier le fait devenir massivement féminin, malgré les griffes, les crocs, le geste menaçant.

3- un clivage entre
les sexes à l’âge adulte, avec une expansion sociale du masculin

Les enfants ne sont pas discriminés selon leur sexe : filles et garçons sont dotés des mêmes qualités et objets, se livrent aux mêmes actions, fréquentent les mêmes lieux… Les filles – cependant plus rares – ont même des portraits plus « exemplaires ». Ainsi, dans les albums illustrés de 1994, comme dans la liste de littérature de 2002, elles sont plus douées intellectuellement que les garçons. On constate pourtant quelques écarts et l’esquisse d’une ligne de partage sexuée plus traditionnelle, fluctuante au gré des productions. Ainsi, dans les deux corpus cités, les filles circulent plus dans les lieux privés, les garçons dans les lieux publics.
Chez les adultes, le clivage entre les sexes s’accentue. Chaque sexe a une sphère préférentielle d’intervention, conforme à la tradition – privée pour les femmes, publique pour les hommes – sans pourtant entraîner (comme il y a trente ans) une bipolarisation et exclusion sexuée. Mais les hommes investissent davantage la sphère privée que les femmes la sphère publique. L’éloignement des femmes du champ professionnel et leur présence uniquement dans les secteurs qui leur sont traditionnellement dévolus, l’éducation, le soin, le service, sont particulièrement saisissants, sans commune mesure avec la réalité. Le masculin en colonisant les territoires dits féminins, sans que l’inverse se produise, « englobe » en quelque sorte l’autre sexe.

4- l’apprentissage
masculin du pouvoir

Prendre en compte les relations des personnages permet de mesurer l’importance du personnage et sa place, c’est-à-dire son prestige social et son pouvoir.
Prenons l’exemple des 1 686 relations entre personnages de sexe et d’âge identifiés dans les histoires de la presse magazine. Elles sont à près de 70 % intergénérationnelles et mixtes. Pourtant elles sont loin d’être égalitaires ! Le garçon accumule près de 80 % des échanges : il bénéficie tout à la fois de l’attention des adultes, de la confrontation avec ses pairs d’âge et de sexe, des interactions de groupes. En un mot, il confisque la mixité d’âge et de sexe à son profit. Les hommes interagissent avec les garçons et leurs pairs. Hommes et garçons ont le privilège de connaître l’entre soi masculin, ce que ne connaissent pas les féminins. Les filles sont avant dans les groupes de camarades ou de la famille et n’ont guère accès aux adultes. Les femmes sont vouées aux enfants.

Les personnages
de sexe féminin laissés dans l’ombre

En définitive, les personnages de sexe masculin, par leur nombre et leurs caractéristiques, apparaissent, en cumulant les expériences et en monopolisant des ressources, comme les acteurs majeurs et essentiels de la société, laissant dans l’ombre les personnages de sexe féminin. Il ne s’agit pas seulement de persistance de stéréotypes de sexe, valorisant le masculin, dénigrant le féminin. Mais ces productions culturelles institutionnalisent ou mettent en avant, ou promeuvent, un sujet masculin comme neutre et universel. Les femmes constituent alors une minorité, empêchée de représenter l’universel. La neutralisation du masculin versus le peu de visibilité des femmes escamote les rapports sociaux de sexe. Notons aussi que le plus souvent les autres rapports sociaux de classe ou d’origine sont gommés. Non seulement les discriminations ne sont pas rendues visibles, mais d’autres relations entre les sexes ne sont pas pensées. Par le biais de telles représentations sociosexuées biaisées, l’ordre des sexes réel n’est pas mis en question

Quels enseignements tirer de ces recherches sur les représentations sexuées dans les productions culturelles pour la jeunesse ? Il nous manque des représentations pour former les futurs citoyens et citoyennes d’une société égalitaire : une diversité de modèles humains, dépassant la binarité homme/femme et l’hétéronormativité, une diversité des images de la famille et de la parenté, une diversité des modes de relations solidaires, en prenant le contre-pied d’une société de consommation. Dans le cadre éducatif, prendre conscience des représentations tronquées, largement en deçà de la réalité, exercer le regard et proposer de nouvelles représentations stimulantes pour l’imagination est une première étape nécessaire, car les représentations légitiment, étayent les inégalités, tout particulièrement dans les productions validées par les institutions, comme les manuels scolaires ou la littérature de jeunesse. Il reste aux générations adultes à continuer à s’employer à lutter concrètement contre les inégalités pour produire des conditions de vie égalitaires entre les femmes et les hommes.

*Sylvie Cromer est sociologue. Elle est maître de conférences à l’université Lille-2.

La Revue du projet, n° 55, mars 2016
 

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Représentations sexuées et productions culturelles pour la jeunesse, Sylvie Cromer*

le 02 avril 2016

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