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Quatorze thèses pour détoner, Patrice Cohen-Séat*

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Du fond des sociétés émerge un grondement sourd, comme d’un volcan dont on ignore quand, sous quelles formes et avec quelle violence il peut exploser, pour le meilleur ou pour le pire.

1 • Sur fond de révolution industrielle, les immenses ébranlements du début du 20ème siècle (les deux guerres mondiales, la crise des années 30, le fascisme,) avaient débouché sur un nouvel ordre social et même mondial. Largement discréditée comme classe (« plutôt Hitler que le Front populaire »), concurrencée par le système soviétique d’économie administrée, la grande bourgeoisie avait été contrainte de concéder des compromis réellement « historiques » : ce furent les progrès démocratiques et sociaux des « trente glorieuses », le développement de la propriété et des services publics, la décolonisation, etc. Les trente dernières années du siècle ont radicalement changé la donne. Triomphant sur les ruines du « socialisme réel », le capital a engagé une offensive tout aussi historique et a mis les promesses extraordinaires de la nouvelle révolution technologique au service de son ambition de dominer à nouveau le monde.

 

2 • Le capitalisme s’est alors métamorphosé. D’industriel, il est devenu financier et a tout fait pour s’affranchir et des contraintes de l’économie réelle, et des enracinements territoriaux qui l’obligeaient à composer avec les exigences ou les besoins de populations. Sa financiarisation s’est accompagnée de sa globalisation. Sa puissance apatride est devenue monstrueuse, vassalisant l’économie et les entreprises, mettant les Etats et les médias entre ses mains, lui permettant de manipuler les institutions autant que les consciences. La « domination des marchés », qui rend la politique impuissante et la ridiculise, n’est que la vitrine officielle d’un système capable de tout acheter, même les coups d’Etat, de tout corrompre, de mettre en place quasi au vu et au su de tout le monde les outils (des « niches » aux paradis fiscaux, des cadeaux officiels aux chancres de l’économie parallèle) qui font de lui le système le plus prédateur de tous les temps. Ce nouvel ordre du monde organise la mise en concurrence des salariés, des peuples et des systèmes sociaux, tirant tous les droits sociaux vers le bas, attisant les divisions entre les victimes du système et contribuant ainsi à les désarmer : jamais les rapports de force entre capital et travail n’ont été aussi défavorables à ce dernier.

 

3 • Tétanisées par l’ampleur de l’échec du socialisme étatique et de l’économie administrée, les forces de progrès se sont montrées incapables de réagir. En France, le début du « silence des intellectuels » est concomitant du revirement de F. Mitterrand en 1983 qui a consacré la conversion de la gauche socialiste non pas à « l’économie de marché », mais au système capitaliste. Cette paralysie, ou ce renoncement, concerne l’ensemble des forces de gauche : aucune n’a pu ou voulu opérer la métamorphose d’elle-même qu’impliquaient celles du capital et du monde lui-même. Comment lutter contre ce capitalisme globalisé ? Comment imaginer un monde et une conception du développement qui fassent leur place aux « nouveaux géants » comme à tous les peuples, qui répondent à la crise écologique et préservent la planète ? Comment construire un ordre où prédomine la volonté démocratique des citoyens ? Comment mettre les immenses progrès des connaissances au service d’une humanité plus humaine ? Comment redonner du sens à la vie en société sans laquelle le monde redevient une jungle ? Les gauches sont aujourd’hui sans réponses. C’est pourquoi elles perdent.

4 • Depuis le milieu des années 90, une réaction se dessine un peu partout dans le monde. Des mobilisations parfois considérables cherchent à s’opposer à la marche forcée du capital pour casser les acquis et les résistances et répondre à ses insatiables besoins de profits. A l’arrogance de Davos a répondu un mouvement altermondialiste qui explore des pistes nouvelles. Une pensée économique critique – qui s’accompagne d’un spectaculaire retour d’intérêt pour celle de Marx – succède à la « pensée unique ». Des expériences nouvelles se font jour en Amérique latine. En Tunisie, la « révolution du jasmin » est sans précédent dans le Maghreb. Après 2005 et l’échec du Traité constitutionnel européen, la colère grandit en Europe contre le sens et les logiques de l’actuelle construction de l’Union européenne, impulsée de façon consensuelle par les forces libérales et social-libérales. Mais faute d’une alternative cohérente et crédible, répondant aux échecs du passé comme aux nouveaux défis du présent, faute d’un mouvement politique pour la porter, ces mobilisations ne parviennent pas à engendrer des rassemblements populaires capables de contester la domination du capital et de changer la donne politique.

 

5 • Dans les pays développés comme la France, un fossé profond s’est creusé entre les couches populaires et les forces de droite et de gauche qui ont gouverné depuis trente ans. Les populismes de droite et d’extrême droite se développent. Et l’abstention progresse, mettant les couches et donc les intérêts populaires hors champ de la politique. Cette défection d’une partie importante de l’électorat de gauche la rend structurellement minoritaire, conduisant une partie des forces qui la composent à chercher son salut politique sur la droite, et laminant les autres. Ces mécanismes enferment la gauche dans un système autobloquant qui contribue à son immobilisme et à la répétition de ses échecs. Relativement nouveaux venus dans le paysage politique, et posant une question dont chacun reconnaît l’importance, les partis écologiques parviennent parfois à mobiliser une partie de l’électorat, sans parvenir à faire bouger les fondamentaux de cette situation.

6 • Bloquée politiquement, la situation est cependant économiquement et socialement instable. Rien n’a changé aux facteurs qui ont provoqué la crise financière. Rien non plus à la colère ou au dégout que font grandir le spectacle des injustices, le mépris des puissants et l’incapacité des politiques. Du fond des sociétés émerge un grondement sourd, comme d’un volcan dont on ignore quand, sous quelles formes et avec quelle violence il peut exploser, pour le meilleur ou pour le pire.

 

7 • Une donnée majeure est en train de changer dans les sociétés développées, qui pourrait modifier radicalement le paysage social et politique. Pendant les trente dernières années, les couches les plus populaires se sont enfoncées dans les difficultés, le chômage, la précarité et, pour des millions de femmes et d’hommes, la grande pauvreté. Cela touche aujourd’hui environ dix millions de personnes en France. C’est énorme. Mais pendant ces années, la grande masse des « couches moyennes » a continué, avec de plus en plus de difficultés, à s’en tirer : et le capital a tout fait pour opposer les « assistés » à ceux qui travaillaient, comme d’ailleurs les français aux étrangers, les blancs aux blacks et beurs, les jeunes aux plus âgés, etc. Cette période tend à s’achever. Pour maintenir ses taux faramineux de profit, le capital s’en prend à tout le système social. Le travail devient une souffrance. L’avenir des enfants est inquiétant. L’école devient un parcours du combattant. Les services publics, le système de santé, les retraites sont menacées L’angoisse concerne maintenant la plus grande partie des salariés. Les conditions objectives d’un rapprochement entre des couches sociales que le capital avait durablement réussi à diviser sont en train de se réunir. Pour qu’elles se transforment en réalité sociale et politique, il faut ouvrir une véritable perspective à gauche, c’est-à-dire dessiner les traits principaux d’une alternative au capitalisme, et d’un chemin crédible de transformation dans le monde actuel.

 

8 • Il y a pour cela une condition préalable : que les forces de gauche aient le courage de faire l’autocritique sincère, chacune pour ce qui la concerne, des impasses dans lesquelles elles se sont égarées : sans cela, elles demeureront chargées du poids du soupçon et resteront inaudibles. Le courant socialiste, qui a gouverné à plusieurs reprises, doit s’expliquer sur les raisons qui lui ont fait abandonner le combat contre le capitalisme et décider de la façon dont il entend le reprendre. Le courant communiste doit non seulement confirmer ses critiques fondamentales du système d’économie administrée, mais surtout faire la clarté sur les raisons qui lui ont fait « globalement » soutenir l’indéfendable jusqu’à l’effondrement du système soviétique. Il doit énoncer une idée de l’égalité qui ne l’oppose pas à la liberté, une vision des solidarités collectives qui respectent les droits des personnes, une  conception de la révolution fondée sur un processus intégralement démocratique et non violent. Le courant écologiste doit faire un choix entre l’accompagnement ou la contestation du système.

 

9 • Le premier acte du changement doit être un changement du système institutionnel. La délégation, a fortiori poussée à l’extrême par la concentration et la personnalisation du pouvoir, est une façon de voler le pouvoir au peuple. Il faut à l’inverse le mettre lui-même, directement et par les institutions représentatives dont il se dote (syndicats, associations, coopératives, mutuelles…), au cœur d’un système de pouvoirs dont les principes doivent être : la transparence, les droits d’intervention à tous les niveaux, le raccourcissement, la rotation, la limitation et l’interdiction du cumul des mandats, des processus publics d’évaluation des choix, la garantie du pluralisme de l’information, et son indépendance à l’égard des pouvoirs politiques et économiques. Sans changement radical dans la distribution des pouvoirs qui les remette très largement entre les mains du peuple et en finisse avec la professionnalisation de la politique et sa collusion avec le monde de l’argent, aucun changement véritable ne sera possible.

 

10 • Le combat central de la gauche doit être d’aller vers une démocratie économique. Là où la position de la gauche, jusqu’au programme commun, a été de combattre « le marché » en y opposant l’étatisation de tout ou partie de l’économie, elle doit proposer les instruments qui permettront que les principales orientations économiques, notamment en matière d’investissements, résultent de choix démocratiques. Cela implique en particulier :

 

1/ que l’entreprise cesse d’être considérée comme propriété du capital, que le pouvoir y soit partagé entre les salariés, les investisseurs (publics et privés) ainsi que des élus représentant les populations et les intérêts publics aux différents niveaux concernés, et que la part des dividendes des actionnaires soit plafonnée par rapport à celle des investissements ;

 

2/ que le crédit soit placé sous la maîtrise d’institutions publiques et que ses règles et principes d’attributions soient l’objet annuel de débats et de décisions démocratiques ;

 

3/ que des mesures drastiques soient prises contre la spéculation : jusqu’à des prélèvements fiscaux confiscatoires contre les opérations financières sans bénéfice pour l’économie réelle, la prohibition de toutes relations financières avec les paradis fiscaux...

 

11 • La gauche doit mettre fin à l’obscène explosion des inégalités. Un revenu minimum permettant de vivre dignement doit être mis en place dans le cadre d’un système de sécurité professionnelle comprenant les jeunes sans emploi. Un grenelle des salaires et de la formation doit conduire à un rééquilibrage du partage du PIB entre le capital et le travail. La fiscalité doit être profondément réformée : par la diminution, voire la suppression de la TVA sur les produits de première nécessité, et son augmentation sur les produits de luxe ; la très forte augmentation de l’impôt sur les revenus de la rente (dividendes, plus-values, etc.) ainsi que la mise en place d’une importante progressivité de l’imposition des très hauts revenus, conduisant de fait à un revenu maximum démocratiquement débattu.

 

12 • La ghettoïsation dans certains quartiers de la misère et de la désespérance est un chancre qui gangrène la société. Pour la gauche, le problème n’est pas de cesser de « faire de l’angélisme », comme se l’était reproché L. Jospin, mais de se donner les moyens de mettre fin à ce scandale. Elle doit faire respecter l’obligation de mixité sociale du logement, organiser un développement volontariste des services publics et du mouvement associatif dans ces cités, décider de moyens considérablement accrus pour favoriser la réussite scolaire pour tous, et choisir de cesser de faire la guerre aux pauvres, notamment les « sans-papiers », pour concentrer tous ses moyens sur la guerre à la pauvreté et à ses conséquences.

 

13 • La gauche doit mettre fin au rôle actif de la France depuis l’origine pour la mise en place d’une Europe ultra-libérale et s’opposer à toutes nouvelles directives dans ce sens. Mais surtout, elle doit proposer une grande ambition européenne, tournant le dos à « la concurrence libre et non faussée » et y substituant  les principes de coopération, de solidarité et de progrès social et environnemental. Ce combat essentiel doit utiliser tous les moyens possibles, de la recherche de coopérations concrètes avec d’autres nations d’Europe, jusqu’à l’ouverture d’une crise majeure posant l’exigence d’un nouveau traité européen.

 

14 • La gauche doit mettre l’autorité de la France au service d’un autre ordre mondial. Les pays occidentaux développés ont dominé et pillé le reste du monde depuis des siècles. Il faut proposer aujourd’hui un compromis historique qui assure aux pays du Sud les coopérations et transferts gratuits de technologie nécessaires en échange de mesures de régulation (touchant notamment les mouvements de capitaux et les échanges commerciaux) visant la convergence vers le haut des normes sociales et environnementales de tous. La construction d’une grande alliance mondiale dans ce sens, incluant les pays émergents, doit devenir l’axe central de la diplomatie de la gauche. n

 

*Patrice Cohen-Séat, est membre du comité du Projet et président d’Espaces Marx.

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le 09 février 2011

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