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Quelques remarques sur la “forme parti”, Jean-Numa Ducange*

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Depuis que le mouvement ouvrier s’est constitué dans la seconde moitié du XIXe siècle, la forme que doit prendre l’organisation collective pour changer l’état social existant a fait couler beaucoup d’encre.

C e n’est pas un hasard si dans le cadre de la “Première Internationale” (1864-1876) ce débat fut, parmi d’autres, au cœur de l’affrontement entre Marx et Bakounine, controverse dont les échos sont multiples (c’est le moins que l’on puisse dire !) au vingtième siècle. Avec l’effondrement du mur de Berlin et la décomposition du “socialisme réel” à l’Est, dans un contexte de remise en cause des compromis sociaux dans les pays de l’Ouest, le débat a repris. À une large échelle, la forme parti – en particulier les partis sociaux-démocrates et communistes –  est apparue discréditée. Les reproches et griefs sont connus : autoritarisme, réplique en miniature des travers bureaucratiques des appareils d’État, tendance à favoriser la défense de l’organisation au profit des mouvements sociaux, verticalisme empêchant toute initiative réelle de la base, etc. Récemment les critiques contre la verticalité des organisations ont repris une certaine force avec des analyseas rappelant parfois la “micropolitique” chère à Gilles Deleuze et Félix Guattari théorisée et répétée avec un certain succès dans les années 1960-1970... Qui pourra nier la force de ces remarques ? Pour n’en rester qu’à l’exemple français – principal exemple développé ici – qui veut expliquer l’effondrement spectaculaire des effectifs du PCF en deux décennies au cours d’une  séquence qui va de la fin des années 1970 à nos jours doit assurément prendre le problème au sérieux.

Il n’est pourtant pas certain que de tels constats critiques sur la forme parti suffisent à épuiser la question pour un projet transformateur dans les années à venir. En premier lieu parce que l’essentiel du tissu militant structurant la gauche demeure peu ou prou organisé dans des structures dites “traditionnelles” telles que les associations, partis et syndicats, ces derniers ayant encore montré récemment, par-delà les débats que l’on peut avoir sur les orientations des confédérations, leur capacité mobilisatrice. Des formes alternatives à ces organisations, notamment celles issues de l’altermondialisme, sont rapidement entrées en crise tandis que d’autres mouvements surgis soit en-dehors des cadres habituels, soit en rupture avec ces derniers, n’ont pu voir se réaliser pleinement leur volonté de se substituer aux “vieux” appareils. Une telle réalité n’autorise certainement pas un mépris pour ces nouvelles structures mais elle devrait infléchir les prédictions des plus optimistes qui avaient affirmé au début des années 2000 que la “gauche de la gauche” se recomposerait (presque) uniquement en-dehors de courants politiques ayant structuré pendant des décennies les mouvements ouvriers et sociaux...  À moins de ne juger que la seule force à l’œuvre pour expliquer le maintien de ces courants soit une inertie rampante, le rôle de ceux-ci dans les recompositions en cours doivent interroger tous ceux qui entendent établir un bilan de la forme parti.A cet égard, le regard historique peut permettre d’éclairer quelques dimensions du problème. Un parti n’est pas qu’une organisation portant une ligne politique à un moment donné mais constitue également, lorsqu’il est implanté, un milieu structuré. À partir des années 1930 et aux lendemains de 1945, le PCF est devenu un parti de masse, le premier du genre en France, encadrant le monde ouvrier de façon certes non hégémonique, mais décisive. Ne voir dans la question de l’élargissement militant et le parti de masse qu’une renonciation aux idées révolutionnaires au détriment d’un réformisme plus ou au moins inavoué permet d’évacuer bien vite une des questions centrales qui a traversé l’histoire des organisations depuis le début du vingtième, question qui s’était d’ailleurs déjà posée à des partis d’ampleur comparable (comme par exemple dans la social-démocratie allemande). La construction d’un parti de masse en Europe occidentale, les travers qu’il a pu engendrer mais également le levier pour toute une série de conquêtes, s’est posée tôt dans le mouvement ouvrier. Pour prendre une situation comparable à la France après 1945, en Italie le Parti communiste a longtemps occupé une position extrêmement forte où la réflexion sur la question du parti avait d’ailleurs été poussée plus en avant. Paradoxe ? Oui si l’on considère l’organisation par rapport à l’origine du “parti de type nouveau” d’avant-garde qui devait être construit. Contradiction aussi si l’on relève également que l’assise de masse qu’il conquiert contraste avec le verrouillage et les fermetures du stalinisme. Paradoxe toujours si l’on relève que le PCF, lorsqu’il devient un parti large, prolonge dans une certaine mesure l’implantation voire des pratiques de courants socialistes français d’avant 1914, alors qu’à sa naissance il se voulait en rupture totale avec le “vieux” socialisme jugé corrompu ayant sombré dans l’effort militaire...

Mais au-delà des débats stratégiques et historiques qu’impliquent ces constats, les leçons à tirer de ces expériences doivent tenir compte de l’étude des pratiques militantes auxquelles ces organisations ont donné lieu. Le parti et les structures proches de lui ont pu localement incarner un cadre alternatif quasi quotidien certes non au système capitaliste en tant que tel, mais au moins un levier pour infléchir les réalités les plus pénibles à l’aide de mesures matérielles concrètes. A ce titre l’existence de municipalités avec des gestions spécifiques et des choix politiques singuliers (parfois désigné comme le “communisme municipal”) doit être intégré dans une approche d’ensemble. L’effort d’éducation populaire à une large échelle, via notamment les écoles de formation, thème d’ailleurs repris par d’autres structures aujourd’hui comme les universités populaires, s’inscrit dans la même dynamique, sans même évoquer des luttes “culturelles” plus larges menées pendant longtemps par les organisations du mouvement ouvrier pour s’implanter durablement dans la société.

Eric Hobsbawm a montré magistralement dans son Âge des extrêmes comment, à un autre niveau, l’existence du bloc soviétique avait contraint le capitalisme à se réformer et à concéder des réformes en faveur du monde du travail et ce quoique l’on pense de la nature des régimes du “socialisme réel”. Mutatis mutandis, il faut rappeler la place des organisations politiques et syndicales en France qui, par leur existence même, ont contribué à installer à une large échelle des repères sociaux, voire une conscience historique articulée avec une perspective d’un changement radical de l’avenir, le tout s’inscrivant dans un contexte plus global de compromis de classe avec des conquêtes sociales gagnées de haute lutte. Certes ce compromis était étroitement dépendant d’une conjoncture économique déterminée, mais la forme politique spécifique qu’a pu incarner le parti communiste s’inscrit dans des traditions plus anciennes, “plébéiennes”, qui plongent ses racines dans des mouvements d’émancipation nés au cours de la Révolution française. Problème franco-français dira-t-on (ou à la rigueur franco-italien...) puisque les organisations social-démocrates dans les pays du Nord n’ont-elles pas, dans leur contexte respectif, assuré la même fonction ? Ce serait négliger des spécificités qu’illustre la continuité des mouvements sociaux, notamment les mouvements de grèves de 1936, 1968, 1995 (voire jusqu’à aujourd’hui, malgré les échecs). Mouvements que l’on ne peut dissocier de la longue existence d’un parti communiste fort avec ses singularités doctrinales, ainsi que d’une extrême gauche longtemps et encore vivace, sans même parler de minorités syndicales radicales, loin d’être marginales... Autant de phénomènes inconnus à cette échelle dans les pays nordiques. Mais au fond tout cela n’est-il pas simplement matière à débat pour les historiens (les héritages, la mémoire...) et pour les sociologues (sur l’implantation et les modes de socialisation du communisme militant) ? En réalité, comprendre la profondeur d’une telle implantation sur le long terme dit encore quelque chose sur la situation politique contemporaine. Profondeur dont témoigne un immense parti (le plus important entend-t-on parfois...) celui des “ex”, en particulier du PCF et de l’extrême gauche. Mais à l’inverse de quelques “ex” médiatiques souvent davantage investis dans leur promotion personnelle que dans une quelconque forme de militantisme, beaucoup sont restés syndicalistes, militants d’une cause liée à leur profession, quartier ou encore impliqués dans la défense de telle ou telle cause. Des pratiques anciennes, portées nécessairement par une certaine génération pourra-t-on objecter... Mais elles représentent également la permanence d’un milieu dans lequel les catégories populaires et jeunes, bien que faiblement représentés, ne sont pas totalement absents.Ces quelques remarques développées ici ne visent qu’à inciter au débat sur le bilan des expériences autour de la “forme parti”. Les profondes mutations sociales et l’émergence des outils numériques empêchent bien évidemment de prôner à l’identique la reconstitution des organisations de jadis : les identités politiques prendront nécessairement des formes nouvelles. Ces bouleversements ne nous empêchent pas pour autant de revenir sur une histoire dont la connaissance critique comptera probablement dans les combats à venir.

* Jean-Numa Ducange est enseignant-chercheur à l’université de Rouen, animateur (avec Jean Salem, Stathis Kouvélakis et IsabelleGaro) du “Séminaire Marxau XXIe siècle”)

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le 12 mars 2011

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