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La théorie du choc à l’épreuve des événements de Kobané, Lorène Barillot*

La théorie du choc des civilisations propose un monde fait d’ensembles clos, immuables et homogènes qui s’affronteraient. Elle ne résiste pas à l’examen des événements de cette dernière année à Kobané. Parler de « choc des civilisations » ne permet-il pas à l’EI (l’État islamique) de se faire passer pour une entité égale à celle d’États internationalement reconnus ?

Les combats autour de la ville syrienne finalement reprise par les Kurdes aux troupes de l’État islamique (EI) sont la preuve que la vision de Huntington est non seulement simpliste mais surtout fausse une fois confrontée à la réalité. Car à Kobané, au-delà de leur identité culturelle, les combattants, prêts à se battre et à mourir, ont replacé leur engagement dans une visée universelle, pour la liberté.

En Syrie des musulmans s’affrontent entre eux
La Syrie voit notamment s’affronter des musulmans entre eux, qui, partageant depuis des centaines d’années le même territoire, partagent aussi de larges pans d’une même culture, et selon les critères d’Huntington, appartiennent au même « bloc » défini par une religion de référence. Dans cette région pourtant, qui voit se côtoyer entre autres des sunnites, des alévis, des yézidis, des chiites, il est difficile de trouver une homogénéité comparable à celle décrite en théorie. En effet, les comportements et les pratiques divergent fortement entre celles et ceux que la théorie voudrait assimiler. Prenons l’exemple de ces femmes kurdes ou arabes, pour la plupart musulmanes, qui quittent le territoire de l’EI en exprimant leur libération par le fait de retirer leurs burqas depuis l’arrière des pick-up, dévoilant des vêtements colorés.
Avant que les combattants kurdes ne libèrent Kobané, une coalition internationale avait décidé de leur apporter son soutien dans la lutte contre l’EI, non pas avec des troupes au sol mais avec des frappes aériennes ; alors que les Kurdes réclamaient des armes et des munitions, principalement des armes lourdes, pour pouvoir se défendre eux-mêmes sur un pied d’égalité. Pendant ce temps, la Turquie freinait des deux pieds – Erdogan ayant affirmé très clairement qu’il plaçait les djihadistes de l’EI et les partisans du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) au même niveau de dangerosité – refusant que la coalition livre des armes qu’elle craignait sans doute, un jour, de voir utilisées contre elle par les Kurdes de Turquie.
Le gouvernement turc, souvent qualifié en français « d’islamo-conservateur », se réclamant en tout cas lui-même de l’Islam politique – Erdogan ayant étudié pour devenir imam – a aidé, selon de plus en plus de preuves, les djihadistes de Syrie qui se battaient contre les Kurdes. Ces derniers sont pourtant partie intégrante, sans doute, selon Huntington, de ce que ce dernier appelle la « civilisation musulmane ».

Des occidentaux  combattent aux côtés des milices kurdes

Le fait que la coalition ne se défende que mollement face aux accusations de passivité dans l’aide apportée aux Kurdes dévoile une autre faille dans le système de pensée Huntington : l’inaction même du « bloc occidental » n’est-elle pas due au fait que « l’ennemi » n’est pas si bien défini que cela ? Le PKK est sur la liste des organisations terroristes de nombreux pays européens et des États-Unis. Or c’est une organisation proche du PKK, voire des membres du PKK, qui luttent contre l’État islamique. La théorie binaire qui voudrait logiquement que l’ennemi de mon ennemi soit mon ami ne tient plus avec la multiplicité d’acteurs, à Kobané en particulier et dans le monde en général.
 De plus, la bataille de Kobané montre que, si jamais deux blocs il y avait, ces derniers ne sont pas imperméables entre eux. Des citoyens du monde entier ont rejoint les camps de l’EI, de même que des Occidentaux se sont rendus en Syrie et en Irak pour combattre aux côtés des milices kurdes contre les islamistes, parfois au nom de la défense de la civilisation. « Les YPG [NDLR : des unités de combattants kurdes syriens] ne sont pas très actives dans le recrutement de combattants étrangers, mais des ressortissants du Canada, des États-Unis, de la Grande-Bretagne, d’Espagne, d’Australie, des Pays-Bas, d’Autriche et de France ont fait le voyage en Syrie pour rejoindre les rangs de cette formation kurde », expliquait l’Observatoire syrien des Droits de l’Homme (OSDH). En mars, Ivana Hoffmann était la troisième occidentale à décéder dans ces combats, après qu’un Australien et un ancien fusiller marin britannique y aient aussi perdu la vie. La jeune Allemande de 19 ans avait combattu plusieurs mois « pour l’humanité et la liberté ».
La bataille de Kobané est avant tout une lutte contre les forces réactionnaires et pour les valeurs universalistes des Droits de l’Homme. À Kobané, le peuple mène une résistance contre le fanatisme fondamentaliste (qui existe lui aussi, rappelons-le, dans le « bloc occidental ») et contre la dictature d’Assad. Le fonctionnement comme les objectifs des Kurdes de Syrie contiennent des dynamiques émancipatrices, à commencer par la place des femmes et l’importance de l’instruction.

Finalement, parler de « choc des civilisations » ne permet-il pas à l’EI de se faire passer pour une entité égale à celle d’États internationalement reconnus ? S’opposer à un ennemi puissant qui serait « l’Occident », c’est aussi s’élever. L’EI a tout intérêt à insister sur des valeurs religieuses, à faire passer ses victimes pour des « non-musulmans », avec une volonté de les « islamiser ». Sinon, pourquoi tant de gestes absurdes, semblant s’opposer aux principes mêmes de la religion, mais si forts au niveau symbolique pour ceux qui lisent le monde avec le prisme d’Huntington, comme celui de violer une femme en lui faisant lire le Coran ? 

*Lorène Barillot est journaliste.

La Revue du projet, n° 49, septembre 2015
 

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La théorie du choc à l’épreuve des événements de Kobané, Lorène Barillot*

le 22 septembre 2015

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