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Mots à maux, Pierre Crépel, Camille Ducrot et Igor Martinache*

La méfiance envers les mots est une posture saine : ceux-ci, en conceptualisant les éléments qui forment la réalité, réduisent nécessairement son infinie diversité. Mais la tâche s’avère titanesque, les média, les technocrates et les politiques rendent intouchables et sacrés un certain nombre de mots et d’expressions utilisés sans interrogation. Méfions-nous du regard techniciste qui fait croire à une neutralité des termes.

La revue s’est consacrée ces derniers temps, dans ses dossiers, à l’analyse de tel mot et de ses usages comme « l’assistanat » (n° 39, septembre 2014) ou « la liberté » (n° 43, janvier 2015). L’expression même de « mots piégés » est ambiguë. Certains d’entre eux sont détournés au service d’intérêts ou ouvertement forgés par le capitalisme pour faire avaler les couleuvres du système d’injustice dans lequel nous vivons – un exemple : « l’État-providence » qui associe dans une même expression un système de droits créé par et pour le peuple, mais qui suggère inconsciemment que ceux-ci émaneraient d’une puissance tutélaire, mystérieuse, qui placerait ledit peuple sous assistance.

Mais, plus fondamentalement, la plupart des mots sont porteurs de sens multiples pouvant conduire, si l’on n’y prend pas garde, à des malentendus et autres quiproquos aux conséquences potentiellement fâcheuses : nous les avons appelés « mots glissants ». Ils ont alors plusieurs sens, selon le regard politique qui leur est porté. Ils nécessitent de notre part une nouvelle définition, adaptée à l’actualité, mais aussi une nouvelle appropriation et surtout une nouvelle défense. Les mots de « laïcité », de « progrès » ou de « rigueur » entrent dans ce cas de figure : ils ont acquis un sens politique qui s’éloigne de nos définitions et qui nous empêche de les utiliser tranquillement, tant ils sont imprégnés d’a priori contractés négligemment ou sournoisement. Et on sous-estime toujours la capacité du capitalisme à s’adapter, à récupérer les aspirations des peuples et des individus, à légitimer sa domination au plus profond des consciences par le véhicule du langage !

Ces deux types d’expressions vont faire l’objet de lexiques, légèrement ironiques, mais salvateurs pour opposer la réalité à chacun d’entre eux. Une « désintoxication » nous sera ensuite proposée par Franck Lepage, suivie de l’examen (du décryptage) de fausses évidences, de termes employés dans divers milieux ou secteurs, comme « les mots creux » du gouvernement, ceux des journalistes, ceux du management au sein de l’école, etc.

Une vigilance nécessaire face au cynisme
du capitalisme

L’effort de lucidité sur les mots ne date pas d’aujourd’hui. Les dictionnaires critiques ou raisonnés s’y sont penchés depuis plusieurs siècles, nous en verrons ci-dessous des exemples avec Diderot ou Rousseau. Cet effort est-il plus nécessaire aujourd’hui qu’autrefois ? Peut-être. En tout cas, il est indispensable, car le cynisme et la cruauté du capitalisme actuel forcent celui-ci à s’avancer plus masqué. On ne doit pas limiter notre vigilance aux noms, aux verbes et aux adjectifs, on doit s’attaquer aussi aux articles (pensons au « la » de « la réforme » ou de « la croissance »), aux petits adverbes et prépositions, aux astuces grammaticales, aux « mots-fouines », selon l’expression de Baillargeon dans le Petit cours d’autodéfense intellectuelle (« la croissance pourrait atteindre jusqu’à 3 % », ce qui évidemment ne veut plus rien dire).
Est-ce à dire que nous réclamerions des textes politiques froids, au cordeau, sans talents et sans passion, exprimés en jargon ? Où est la limite entre, d’un côté, le bien dit, l’image frappante et, de l’autre, l’abus de langage, la tromperie ? La réponse n’est pas toujours simple, le critère essentiel nous semble celui du vrai débat sur le fond, mené avec franchise : si le lecteur, l’auditeur est respecté et peut distinguer l’effet oratoire, si l’auteur a suscité son esprit critique, l’image ou le détour ne sont pas répréhensibles ; au contraire, si l’expression cache les enjeux, endort celui qui la reçoit, là il y a perversion.

On l’aura compris. Notre dossier a un but d’éveil, il ne saurait être exhaustif. Bien d’autres que nous attirent l’attention sur ces écueils, il suffit de voir des sites comme AGORAVOX, ACRIMED, la SCOP Le Pavé, etc. On pourrait étendre le programme au décryptage des méthodes de la pub, d’autres techniques de vente de marchandises politiques frauduleuses, aux utilisations abusives de statistiques très choisies ou interprétées en torsion de la réalité, bref à ce que Noam Chomsky et Edward Herman appellent La Fabrication du consentement.

Pierre Crépel est responsable de la rubrique Sciences.
Camille Ducrot est responsable de la rubrique Lire.
Ils ont coordonné ce dossier.
Igor Martinache est rédacteur en
chef adjoint de ce numéro.

La Revue du projet, n°48, juin 2015
 

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Mots à maux, Pierre Crépel, Camille Ducrot et Igor Martinache*

le 23 août 2015

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