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Sports et Sciences (2), Anne Roger et Yannick Lémonie

 

Sports et sciences entretiennent des rapports variés. Dans le n° 41 (novembre 2014), nous nous étions centrés sur la question du dopage. Cette fois-ci, nous abordons les interactions du sport avec les sciences tant naturelles qu'humaines et sociales.

 

Entretien avec Anne Roger et Yannick Lémonie*

 

On voit de nouveaux sports censés apporter de nouvelles sensations ...

Oui, plusieurs processus participent de ce développement : hybridation de formes de pratiques préexistantes (ex : kitesurf ou surf tiré par un cerf-volant, triathlon, c’est-à-dire natation, course et vélo…), mais également processus de retour vers la nature, tendance relativement lourde qui traduit non pas la seule confrontation aux autres, mais parfois également à soi-même. C’est l’exploration d’un espace potentiellement plus incertain, car non totalement « domestiqué » (navigation dans des rapides ou rafting, nage en eau vive ou hydrospeed, escalade…).

L’exemple de la course de fond est de ce point de vue édifiant : les courses « hors stade » qui émergent dans les années 1970 vont vite devenir un phénomène de société : ouvertes à tous et non aux seuls licenciés, elles entretiennent un rapport conflictuel avec la course sur piste, qui décline. Elles se développent très rapidement : plusieurs milliers de courses organisées sur le territoire français au début des années 1990, contre 5 en 1970 !

Cela se double d’une seconde mutation : un retour à la nature, s’affranchir des espaces citadins et des routes trop goudronnées des centres-villes. La course sur route cède la place aux courses sur sentiers (ou trail). Le chronomètre n’étant plus l’étalon, le défi représente la confrontation avec des distances et des dénivelés importants. La pratique de la course de montagne, très confidentielle dans les années 1990, se répand, des distances que l’on croyait impensables sont réalisées par de nombreux coureurs. Les journaux télévisés relayent cet engouement : l’ultra-trail du Mont Blanc (UTMB®) devient chaque année de plus en plus médiatisé. Cette course sur 180 km a d’ailleurs dû mettre en place un système de qualification et de tirage au sort pour limiter le nombre de participants à un peu plus de 2000 coureurs. Des figures emblématiques émergent : dans cette pratique, Killian Jornet fait figure d’extra-terrestre. Adepte des réseaux sociaux, sa page Facebook est suivie par près de 450 000 personnes. Ce développement s’accompagne également d’une « philosophie » : naturel, simplicité, environnement durable... Les « trailers » raillent les « bitumeux ».

 

Est-ce pour un épanouissement ou pour le commerce ?

À chaque fois qu’une nouvelle pratique apparaît, c’est bien entendu un nouveau marché qui s’ouvre : on ne court pas en montagne avec les mêmes chaussures que pour un marathon par exemple. Les courses déposent des labels, des marques : l’UTMB® est un exemple significatif ici. Mais ce marché n’est pas non plus exempt des tendances observées dans les mutations des pratiques. L’ouvrage de Chris McDougall, Born to run, est emblématique. Il se présente comme un documentaire réalisé par l’auteur dans une tribu du Mexique (les Tarahumaras) dont les membres courent pendant des heures dans les montagnes, chaussés de simples sandales. Montrant la différence de foulée entre une course naturelle (pieds nus) et une autre avec des chaussures aux épaisses semelles absorbantes, le livre est aussi l’occasion d’un retour à la simplicité, et au naturel. Plaidoyer pour  la course nu-pieds, il avance aussi une hypothèse anthropologique importante : la course à pied, de fond ou de grand fond, est une pratique profondément humaine. Les grands équipementiers ne s’y sont pas trompés. Après avoir placé toute sa stratégie marketing sur la protection des coureurs à travers la fabrication de chaussures aux semelles absorbantes, Nike propose maintenant des chaussures légères avec un drop réduit (différence d’épaisseur entre le talon et l’avant de la chaussure), un amorti réduit (exit les semelles intégrant de l’air) et une gamme complète appelée  Free (libre). Paradoxal renversement de situation…

Ce nouveau marché est aussi une chance pour l’aménagement du territoire, la préservation des anciens sentiers parfois abandonnés et, bien entendu, pour le développement économique. Des stations de ski se transforment en « stations de trail © » l’été, elles se regroupent en un réseau qui propose « des parcours, des services et des outils » dans le cadre d’un « territoire désireux de faire découvrir ses meilleurs paysages et ses meilleurs parcours » (stationdetrail.com).

À l’inverse de ces exemples, c’est parfois l’offre qui précède la demande en matière de pratique sportive. Les salles de remise en forme sont illustratives de ce schéma. Face à l’essoufflement de certains pratiquants, le renouvellement est un argument pour garder les clients. Les méthodes sont « inventées », brevetées et associent mouvements types, démarches, et même environnement musical associé :  bodyattack TM, body balance TM, etc.

 

Un article d’Amandine Aftalion, mathématicienne et directrice de recherche au CNRS, paru dans Le Figaro du 16 février prétend que les sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS) sont déconnectées des sciences dures. Il plaide alors pour un rapprochement mobilisant principalement des modèles mathématiques.

Cet article a suscité une vive controverse, notamment de la part de la Conférence des directeurs des STAPS  et du président de l’Association des chercheurs en activités physiques et sportives (ACAPS). Ceux-ci affirment clairement une « méconnaissance inquiétante de la réalité » dans cet article. Il est faux que les sciences dures et le sport de haut niveau soient déconnectés.

Les apports de sciences biologiques sont en effet indéniables. De nombreuses journées d’études organisées à l’INSEP portent sur ce thème. Par exemple, ont eu lieu en 2013 et 2014 des journées sur la gestion de l’intensité de l’entraînement, sur l’entraînement des qualités musculaires (force, puissance, vitesse), etc. De nombreux travaux sont également développés au sein des laboratoires en STAPS, en biomécanique ou en physiologie de la performance.

Paradoxalement, la question posée renvoie à une image des rapports entre recherche et sport de haut niveau inverse de celle présentée par Amandine Aftalion : si de l’extérieur on perçoit bien le rôle que peuvent jouer les sciences biologiques ou mécaniques, il apparaît visiblement plus malaisé de percevoir celui des sciences humaines et sociales.

 

Quel peut être l’apport des sciences humaines et sociales ?

Il faut regarder le contenu et la forme. Autrement formulé, pour marier recherche et sport de haut niveau, il est nécessaire de discuter non seulement des raisons du mariage, mais également du contrat de mariage en lui-même.

Sur les raisons du mariage tout d’abord. Les pratiques sportives sont des espaces où se déploie une activité humaine. Cette activité est à la fois multidimensionnelle et complexe. Multidimensionnelle, car elle renvoie non seulement à la dimension biologique mais également aux dimensions sociales et psychologiques. Dans ce cadre, la performance engage l’ensemble de ces dimensions, et il serait sans doute très réducteur de se contenter d’optimiser des processus biologiques et physiologiques. Beaucoup de recher­ches sur la performance impliquent les sciences humaines. Par exemple sur le stress et les stratégies de gestion des émotions mobilisées par les athlètes, des modèles sur les réactions psychologiques à la blessure dans le cadre du haut niveau, sur la motivation, sur la détection et le développement de l’expertise, sur les prises de décisions, etc. L’entraînement est également un processus social engageant l’intervention d’entraîneurs, de préparateurs physiques, mentaux, de personnels médicaux, etc. Des travaux portent plus particulièrement sur les interactions entre les entraîneurs et les athlètes, sur le coaching en compétition, mais également sur les processus de formation des uns et des autres, etc. et puis certaines recherches creusent les aspects sociaux, historiques et anthropologiques qui révèlent les enjeux sociaux et culturels de la pratique.

Sur le contrat de mariage ensuite. La vision naïve véhiculée par l’article du Figaro laisse croire que le pilotage de la performance reposerait sur une forme d’application de l’excellence scientifique dans le domaine du sport. Les scientifiques, à partir de recherches expérimentales, seraient alors en mesure de détenir une « vérité » qui n’aurait qu’à être « appliquée » sur le terrain de la pratique. Cette conception est épistémologiquement fausse : les entraîneurs (sans personnalité ?), se transformant en « consommateurs de sciences », n’auraient plus qu’à mettre en œuvre des préconisations formulées en d’autres lieux, à partir de problèmes bien circonscrits. Or, les problèmes posés par la pratique sportive de haut niveau et par la préparation à la haute performance sont complexes et par définition mal circonscrits. Ils mettent en jeu une multitude de facteurs en général en interaction entre eux, ce qui implique une forme d’incertitude. Dans ce cadre, il est inconcevable d’invoquer l’application, dans des contextes nécessairement complexes, de solutions issues de protocoles réducteurs. Plutôt que de parler d’une importation de la recherche dans le sport, il vaut mieux parler d’accompagnement scientifique de la performance. La production de connaissance n’est ici plus guidée par les seuls critères de rigueur, mais principalement par des critères de pertinence. Cela implique une meilleure maîtrise ou du moins une compréhension de l’activité de l’encadrement. Pour donner un exemple, s’il est certainement judicieux de produire des indicateurs de la performance ou des modèles de la planification, il faut également comprendre comment les entraîneurs exploitent ces mesures, comment ils les adaptent à leur quotidien : c’est une nécessité si l’on souhaite vraiment marier les sciences au travail des acteurs du sport.

 

*Anne Roger est maîtresse de conférences en STAPS à l’université Claude-Bernard Lyon-1.

 

Yannick Lémonie est agrégé de STAPS et maître de conférences en ergonomie au CNAM.

 

Propos recueillis par Pierre Crépel

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Sports et Sciences (2), Anne Roger et Yannick Lémonie

le 23 avril 2015

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