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La marchandise

Pour comprendre une réalité complexe, il faut partir des éléments simples dont elle est composée. Pour Marx, la marchandise est « la forme élémentaire » de « la richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste ». C'est donc par son analyse que commence Le Capital.

 

Par Florian Gulli et Jean Quétier

 

Si l’on fait maintenant abstraction de la valeur d’usage du corps des marchandises, il ne leur reste plus qu’une seule propriété : celle d’être des produits du travail. Mais, même dans ce cas, ce produit du travail s’est déjà transformé dans nos mains. En faisant abstraction de sa valeur d’usage, nous faisons du même coup abstraction de ses composantes corporelles et des formes qui en font une valeur d’usage. Il cesse d’être table, maison ou fil, ou quelque autre chose utile que ce soit. Tous ses caractères sensibles sont effacés. Il cesse également d’être le produit du travail du menuisier, du maçon, du fileur, bref, d’un quelconque travail productif déterminé. En même temps que les caractères utiles des produits du travail, disparaissent ceux des travaux présents dans ces produits, et par là même les différentes formes concrètes de ces travaux, qui cessent d’être distincts les uns des autres, mais se confondent tous ensemble, se réduisent à du travail humain identique, à du travail humain abstrait.

Considérons maintenant ce résidu des produits du travail. Il n’en subsiste rien d’autre que cette même objectivité fantomatique, qu’une simple gelée de travail humain indifférencié, c.-à-d. de dépense de force de travail humaine, indifférente à la forme dans laquelle elle est dépensée. Tout ce qui est encore visible dans ces choses, c’est que pour les produire on a dépensé de la force de travail humaine, accumulé du travail humain. C’est en tant que cristallisations de cette substance sociale, qui leur est commune, qu’elles sont des valeurs : des valeurs marchandes. […]

C’est donc seulement la quantité de travail socialement nécessaire ou le temps de travail socialement nécessaire à la fabrication d’une valeur d’usage qui détermine la grandeur de sa valeur. La marchandise singulière ne vaut ici tout bonnement que comme échantillon moyen de son espèce. Les marchandises qui contiennent des quantités de travail égales, ou qui peuvent être fabriquées dans le même temps de travail, ont donc la même grandeur de valeur. Le rapport de valeur d’une marchandise à la valeur de n’importe quelle autre marchandise est donc celui du temps de travail nécessaire pour produire l’une au temps de travail nécessaire pour produire l’autre.

 

Karl Marx,  Le Capital, Livre I

 (quatrième édition allemande de 1890),

Éditions sociales, Paris, 1983, pp. 42-45.

Traduction de Jean-Pierre Lefebvre

 

Valeur d’usage, valeur d’échange et valeur.

Une marchandise quelconque peut être considérée d’un « double point de vue ». D’abord comme « valeur d’usage », c’est-à-dire comme chose utile. Une chose, pour être une marchandise, doit satisfaire une attente quelconque : un besoin impérieux du corps, un désir de reconnaissance sociale, une passion de collectionneur, etc. La nature de l’attente importe peu ici.

L’utilité d’une marchandise est déterminée par les propriétés même de l’objet. La table ne peut servir qu’à la condition d’être d’un bois suffisamment résistant. Le pain est utile en vertu de ses propriétés naturelles, il fournit au corps les nutriments dont il a besoin, etc.

Mais la marchandise n’est pas seulement une chose que l’on consomme, c’est aussi une chose que l’on échange contre une autre sur un marché. Elle entre alors en rapport avec d’autres marchandises et non plus seulement avec des besoins humains. Telle quantité de fil s’échange contre telle quantité de pain, telle quantité de table, etc. Marx parle alors de la « valeur d’échange » pour désigner la proportion dans laquelle les marchandises s’échangent.

Supposons une situation dans laquelle la valeur du fil est supérieure à la valeur du pain. Comment expliquer ce rapport ? Serait-ce parce que le fil est plus utile que le pain ? Est-ce donc l’utilité d’une chose, sa valeur d’usage, qui détermine sa valeur d’échange ? C’est peu probable. Une marchandise peut être très utile alors même que sa valeur est faible, c’est le cas du pain. Et à l’inverse, une marchandise peut être de faible utilité alors que sa valeur est élevée, c’est le cas du diamant. Serait-ce parce que les propriétés physiques, chimiques, etc. d’une marchandise ont plus de valeur que celles d’une autre ? Mais la comparaison des propriétés des marchandises ne mène nulle part. Elles sont souvent incomparables. Une tonne de fer et un grain de riz n’ont presque rien en commun ; le pain et la table partagent peu de propriétés.

Rien dans la marchandise ne la rend comparable à une autre : ni son utilité, ni ses qualités naturelles. Et pourtant la comparaison a lieu sur le marché. Si deux choses sont comparables, ce ne peut donc être que parce que chacune renvoie à une même troisième chose. Et cette chose, dit Marx, c’est le travail. Fer, riz, pain, table, etc., autant de marchandises, autant de « produits du travail ».

Ni son utilité, ni ses qualités naturelles ne permettent donc de fonder l’échangeabilité de la marchandise. Le seul dénominateur commun aux marchandises qui rende possible leur échange est le travail ; il constitue ce que Marx nomme la valeur de la marchandise. Ce n’est donc qu’en faisant abstraction de leur valeur d’usage que l’on peut espérer mesurer la valeur des marchandises.

 

Mesurer la valeur d’une marchandise

L’unité de mesure qui va servir d’étalon pour quantifier la valeur des marchandises, c’est le temps. D’après Marx, au-delà des différences qualitatives qui peuvent exister entre le travail du menuisier et celui de l’ouvrier d’usine, il subsiste toujours un élément qui les rend comparables : ils constituent tous deux une dépense d’énergie dont la durée est déterminée. Plus cette durée est élevée, plus le temps de travail nécessaire à la production d’une marchandise est important, plus la valeur de la marchandise produite sera grande.

Il faut prêter attention au point suivant : le temps de travail qui sert de mesure à la valeur d’une marchandise n’est pas le temps de travail qui a véritablement été dépensé pour la produire. La valeur de la chaise sur laquelle je suis assis n’est pas déterminée par le temps qu’il a fallu à ce travailleur pour produire cette chaise en particulier. Il est déterminé par le temps de travail socialement nécessaire à la production d’une chaise de ce type. « Le temps de travail socialement nécessaire est le temps de travail qu’il faut pour faire apparaître une valeur d’usage quelconque dans les conditions de production normales d’une société donnée et avec le degré social moyen d’habileté et d’intensité du travail » nous dit Marx. Cette précision permet de répondre à l’objection dite du travailleur « fainéant ou malhabile » : s’il faut deux fois plus de temps à un tel travailleur pour produire le même type de chaise, cela ne signifie pas que la chaise en question ait une valeur deux fois plus grande. La valeur de la chaise n’est pas calculée à partir du temps de travail qu’il a fallu à cet individu en particulier pour la produire, elle est calculée à partir du temps de travail qu’il faut en moyenne pour produire ce type de chaise.

Il reste cependant une seconde difficulté à résoudre. S’il est possible de comparer la valeur d’une chaise et la valeur de dix chaises en se fondant sur le temps de travail socialement nécessaire à leur production, n’est-ce pas uniquement parce que le travail requis pour les produire est de même nature ? On objectera par exemple que le travail d’un ouvrier professionnel est plus complexe que celui d’un ouvrier spécialisé. Faut-il néanmoins en conclure qu’ils produisent chacun la même quantité de valeur en un temps donné ? Non, d’après Marx, mais la valeur qu’ils produisent n’en est pas moins comparable d’un point de vue quantitatif. Il considère qu’une « marchandise aura beau être le produit du travail le plus complexe possible, sa valeur la met à parité avec un produit de travail simple ». Autrement dit, le travail complexe est toujours réductible à une certaine quantité de travail simple, à une dépense déterminée d’énergie physique et intellectuelle.

La mesure de la valeur par le temps de travail n’a de sens que parce que les différents producteurs de marchandises ne produisent pas pour leur propre consommation, mais pour échanger les produits de leur travail contre d’autres marchandises. En cela, la détermination de la valeur par le temps constitue, d’après Marx, le cœur de la production marchande sur laquelle se fonde le mode de production capitaliste.

 

La marchandise, porte d'entrée dans Le Capital

La structure du Capital est complexe, notamment parce que la méthode qui y est à l’œuvre consiste à s'élever du plus abstrait au plus concret. Marx considère qu'on ne peut pas comprendre le fonctionnement du mode de production capitaliste en partant de la manière dont il se présente spontanément à notre regard. C'est une difficulté que l'on rencontre aussi dans d'autres champs scientifiques : en astronomie, si l'on prend les apparences pour point de départ, on en vient à croire que c'est le Soleil qui tourne autour de la Terre. Il faut donc adopter également une démarche contre-intuitive dans l'analyse des phénomènes économiques. L'exposé de Marx commence donc par ce qu'il appelle la « forme élémentaire » du mode de production capitaliste : la marchandise.

La Revue du projet n°44, février 2015.

 

 

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La marchandise

le 26 février 2015

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