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Entre offensive réactionnaire et morale néolibérale, quelles représentations du corps dans l’éducation ? Stéphane Bonnéry*

Autour de l’affaire du livre Tous à poil ! deux conceptions morales se sont opposées, donnant la sensation à des familles populaires que l’école voulait imposer un mode de vie disqualifiant le leur alors que le rôle de l’école est de créer des valeurs communes, permettant aux adultes de demain de vivre ensemble.

La récente offensive morale réactionnaire est significative de luttes idéologiques et politiques en cours, où l’on gagnerait à échapper au choix dichotomique de soutenir l’une des deux versions de l’idéologie bourgeoise qui ont été les seules mises en avant dans le débat médiatique. Sur l’affaire du livre Tous à poil ! se superposent en outre plusieurs enjeux : sur ce que l’école doit enseigner, sur ce que doit être la littérature de jeunesse et plus généralement la culture à destination de l’enfance, et sur ce que doivent être les rapports entre les créateurs et l’appareil d’État.

Tentative de contrôler la création artistique
Sur ce dernier point, Copé et consorts insinuent que les pouvoirs publics devraient davantage contrôler la création artistique. Sans l’ombre d’une hésitation, il faut stopper cette tentative. La création ne doit pas être davantage contrôlée qu’elle ne l’est. Et pour le cas spécifique de la création jeunesse, il existe déjà actuellement des instances qui contrôlent le contenu des publications (pas de dégradation de la personne, de racisme, etc.). Il est hors de question d’accepter qu’elles aient pour mission d’étendre les interdits aux contenus qui ne satisfont pas à la morale réactionnaire. Si des parents veulent acheter un livre à leurs enfants qui prône la nudité et qui déconstruit les apparences sociales liées aux codes esthétiques et vestimentaires, c’est leur affaire.
Mais, quant à l’introduction de ce type de livres à l’école, c’est un autre débat. Ce livre ne s’appelle pas « chacun fait comme il veut », il prescrit un comportement. Bien au-delà du titre, l’injonction est répétée tout au long de l’album.

Arguments épouvantails des deux côtés reproduisant un modèle de classe
Le débat médiatique, de surface, s’est contenté de mettre en scène des oppositions d’« arguments épouvantails ». D’un côté, la droite réactionnaire fait peur en affirmant que l’école ferait l’apologie du naturisme ou de mœurs contrevenant à la morale traditionnelle. Rappelons rapidement les faits qui se cachent derrière cet épouvantail. C’est une association, partenaire d’un Centre départemental de documentation pédagogique, qui a préconisé localement ce livre parmi d’autres. Ce livre ne figure pas dans les listes officielles de l’éducation nationale pour l’enseignement primaire, et, pour avoir lu la plupart des livres que celles-ci préconisent, il semble qu’aucun d’eux ne peut être suspecté de prôner un comportement qui pourrait être jugé moralement choquant. « L’affaire » sur ce livre est donc circonscrite sur ce plan. Au demeurant, elle est instructive : pourquoi, alors qu’une liste officielle existe, faisant relativement consensus, afin de créer un corpus de culture commune, des instances officielles préfèrent recourir à des avis d’associations ? Ce transfert de responsabilité interroge à l’heure des politiques de dénationalisation de l’éducation nationale. Mais Copé et consorts en ont fait un cheval de bataille pour promouvoir un modèle d’école qui diffuserait « leur » morale, traditionnelle. De l’autre côté, la stratégie symétrique de l’épouvantail est utilisée. En dénonçant cette tentative d’imposer une morale rigoriste, une autre frange des classes dominantes, empreinte de conceptions libérales libertaires (et plus souvent électrice du PS ou des Verts), tente une OPA pour imposer une autre « morale ». Il s’agit de disqualifier les milieux où la nudité (comme d’autres transgressions de la morale traditionnelle) est taboue et de promouvoir un « bon modèle » porteur d’un rapport décontracté au corps. Or ce modèle n’est pas neutre. Il n’est possible que dans un contexte où les métiers ne sont pas fondés sur la force, où une bonne situation professionnelle et des études longues donnent l’assurance sociale nécessaire pour les assumer. Il s’agit bien, là aussi, d’un modèle de classe. En brandissant des épouvantails, chacune de ces deux fractions de la bourgeoisie veut imposer dans l’école sa propre vision d’une conception du corps et des mœurs qui doit être enseignée aux enfants de tout le pays.

L’école ne doit pas être l’instrument d’une injonction concernant la vie privée
La réception de cette polémique dans les écoles des zones d’habitat populaires conduit à faire réfléchir. Nombre d’enseignants ont été confrontés à des parents inquiets, qui s’étaient renseignés pour savoir si de tels livres étaient donnés à leurs enfants, si l’école avait bien cherché à leur prescrire un usage du corps en rupture avec les mœurs « traditionnelles ». D’une certaine manière, l’argument de Copé a « pris », bien au-delà de la bourgeoisie conservatrice qu’il représente : nombre de familles populaires ont entendu une menace d’imposition par l’école d’un modèle de vie et de valeur qui non seulement n’est pas le leur et les choque, mais en outre qui disqualifie le leur.
La promotion d’une morale libérale libertaire, soutenue par les franges de sociaux libéraux pour « occuper l’opinion » loin des questions sociales et économiques, vise à créer des alliances sans les catégories les plus populaires du salariat. Cette posture ouvre un boulevard à la droite la plus réactionnaire, qui espère ainsi récupérer sur les questions morales l’électorat populaire qu’elle perd sur les questions économiques et sociales. Les intégristes religieux surfent sur la même vague que la droite conservatrice en tentant de récupérer les familles populaires inquiétées par la promotion de modèles de vie privée contradictoires avec les leurs. Se dessinent là de nouvelles recherches d’alliances, inquiétantes, et qui méritent que nous en prenions la mesure pour en dessiner d’autres.

Sur le plan scolaire, les formes médiatisées de la critique contre Copé ont adopté le plus souvent cette posture libérale libertaire, qui signifie aux enfants des classes populaires qu’ils ne sont pas faits pour l’école, ou qu’elle n’est pas faite pour eux, puisqu’elle leur prescrit un comportement, au sujet de leur vie privée, qui prend à rebours ce que dit leur famille. La prescription symétrique de formes de vie privée plus conformes à la morale traditionnelle, portée notamment par Copé, est tout aussi inacceptable. Mais ce qu’il y a d’inacceptable ici n’est pas tant dans le caractère réactionnaire ou libéral de la prescription, que dans le fait même d’utiliser l’école comme l’instrument d’une injonction concernant la vie privée.

Créer des valeurs communes
L’école a tant à faire pour que les élèves, dans la scolarité, se focalisent sur les apprentissages, s’approprient des instruments de pensée pour former leur réflexion, pour appréhender le monde. Il est contre-productif de braquer les uns ou les autres sur la promotion ou la disqualification des modèles de vie privée. Si les modes de vie peuvent être abordés à l’école, ce n’est pas de façon normative pour dire qu’il faut vivre comme ci ou comme cela, mais pour comparer et se décentrer de sa propre expérience en identifiant une pluralité de possibilités égales en dignité qui permet de construire des repères. Le rôle de l’école est de créer des valeurs communes, permettant aux adultes de demain de vivre ensemble : ces valeurs ne se construisent pas sur les questions de vie privée, mais dans l’exercice de la raison, le partage des savoirs, des valeurs et des expériences, le développement de l’esprit critique et de la tolérance.
Dans l’intérêt des classes populaires, pour que leurs enfants trouvent leur place à l’école et dans la société, il faut mettre un coup d’arrêt aux tentatives de faire de l’école l’instrument de prescriptions moralisatrices. Ces prescriptions sont bien assez présentes dans les manuels, les livres de jeunesse… Trop souvent, ces outils à disposition des éducateurs véhiculent des représentations du monde social qui font disparaître les travailleurs et les familles populaires, opacifient les rapports sociaux et décrivent le monde du point de vue des dominants.

*Stéphane Bonnery, est membre de la commission Éducation du Conseil national du PCF.

La Revue du projet, n° 38, juin 2014
 

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le 12 juin 2014

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