Le dossier consacré à la Peur vient à son heure et il y vient de belle manière. Il part d’un constat : la peur est à la fois le thème infiniment ressassé des discours des politiciens de l’UMP-FN et du PS et un sentiment ou affect commun aux aspects protéiformes, éprouvé par des masses de citoyens et de sujets subalternes, privés à divers degrés de leur puissance singulière et collective d’agir social par le capitalisme et ses mécanismes d’aliénation propres. Le constat ne conduit pas à faire de la peur un affect passe-partout : la peur serait principe d’explication de l’obsession sécuritaire dans les villes dévastées par un urbanisme prédateur, par la misère et la délinquance ; elle causerait la montée d’un populisme raciste, nationaliste et pro capitaliste ; elle se constituerait en instrument de gestion et de soumission des salariés craignant pour leur emploi et redoutant la détérioration de leurs conditions de vie et de travail ; elle deviendrait un facteur permanent de défiance à l’égard des jeunes stigmatisés comme barbares. Le dossier fait de la peur non un principe d’explication, mais un objet à expliquer, redoutable en raison de ses effets : puissance de déliaison sociale, obstacles aux solidarités permettant les convergences indispensables pour un changement réel, destruction de la pensée rationnelle. Les coordonnateurs du dossier, Florian Gulli et Jean Quétier, écrivent justement : « L’explication par la peur a quelque chose de mécanique, d’un peu trop facile parfois, qui la rend suspecte. L’enjeu n’est pas de se passer de cette catégorie, mais simplement de l’utiliser avec plus de circonspection, d’être attentif aux zones d’ombre que crée nécessairement toute grille d’analyse. À voir la peur partout, on risque de laisser s’échapper le réel lui-même ».
La peur n’est pas partout et nulle part comme s’efforcent de l’accréditer avec un cynisme éhonté les média qui, tous les jours, s’exercent à exploiter les violences de notre monde pour épouvanter le public, pour mieux l’habituer aux politiques qui tout à la fois engendrent la peur et font semblant de la combattre par un appel à une sécurité – qui est un droit légitime – mais passent sous silence les causes systémiques de cette insécurité. Celle-ci n’est pas simplement physique, sociale, elle est historiquement existentielle ; elle est reproduite sous des formes nouvelles par un système socio-historique qui rend les masses d’hommes sans puissance causale d’agir, les domine en se constituant en puissance sociale incontrôlable sous la forme du Capital et de la soumission réelle des classes populaires, des groupes frappés d’apartheid dans la vie sociale, en leur ôtant sans prévenir les moyens de reproduction et de production de vivre une existence digne et sensée. Quand les signes de catastrophe réelle se multiplient et que les dominants de cette société, pour mieux en profiter, s’enfoncent dans la production de l’existence comme catastrophe (villes invivables, conditions écologiques devenant intolérables, inégalités injustifiables, violences racistes insupportables), il n’est pas étonnant que la peur devienne un affect en voie d’expansion mystifiant l’enquête différenciée sur ses causes et le moment de la catastrophe.
Spinoza pourrait être un guide utile en la matière. Il traite la peur comme un des affects anthropologiques et politiques inscrits dans ce qu’il nomme la fluctuation de l’esprit, oscillation pendulaire indéfinie entre deux affects opposés modulants soit la joie soit la tristesse, ces deux modes primaires du désir d’exister en régime d’imagination : la joie est sentiment d’augmentation de notre puissance d’agir et de penser, la tristesse sentiment de diminution de la même puissance. Ainsi la peur en général s’oppose-t-elle à l’espérance dont elle est inséparable et avec qui elle co-varie en sens inverse. Qui a peur espère aussi ne plus avoir peur de ce qu’il redoute advenir dans le futur ou imagine être advenu dans le passé. Qui espère en quelque chose à venir augmentant sa puissance de penser a secrètement peur que cette espérance soit détrompée et imagine que des objets et des situations redoutables ne se présentent pas. Ces deux affects sont des affects de l’imagination et ils se manifestent temporellement ou comme un état de doute relatif à ce qui advient, ou comme manque de certitude quant à l’objet ou la situation redoutés ou espérés. « L’espérance n’est rien d’autre qu’une joie inconstante née de l’image d’une chose future ou passée dont nous doutons de l’événement. La crainte (metus) au contraire est une tristesse inconstante également née de l’image d’une chose douteuse » (Éthique III, p. XVII et scolie). Si espérance et crainte sont des affects qui ont nourri la production d’événements heureux ou malheureux, si pendant longtemps ces deux affects étaient à la base de la superstition en tant que croyance en des êtres divins qui gouvernaient dans un imaginaire efficace nos vies en nous choisissant pour le bonheur ou le malheur, aujourd’hui c’est la puissance de la société capitaliste aliénée comme système anonyme, impersonnel et incontrôlable qui domine effectivement nos actions vouant les uns à la richesse de l’accumulation et les autres à la misère de l’exploitation, tout en condamnant les uns et les autres à l’incertitude quant aux effets de son pouvoir de vie ou de mort sociale. La peur existentielle qui frappe nos sociétés est celle de la catastrophe imminente d’une civilisation, privée pour le moment des moyens de la conjurer. Se constitue ainsi une sorte d’accumulation primitive d’un capital fluctuant de peur dans une société dominée par l’abstraction du capital.
La production du capital phobique comme puissance anonyme et aliénée du capital
Ce capital phobique se reproduit tant que la société demeure cette puissance abstraite et impersonnelle dont les mécanismes transforment les sujets qui s’objectivent en elle – et y demeurent sujets – en sujets-objets, sujets de peur et objets de peur. Cette peur socioexistentielle est un affect triste qui comme tel est mauvais en ce qu’il signifie une diminution de la puissance d’agir, notamment de la part des producteurs et des subalternes qui craignent les aléas des crises économiques et sociales, aiguisés en crises politiques. Cette peur peut même se radicaliser en désespoir (desperatio) si le doute est levé quant à l’incertitude de l’événement phobique. Elle peut de même s’inverser en espérance devenant sécurité (securitas) si naît la certitude d’obtenir la situation espérée. « Les affects d’espérance et de crainte ne peuvent être bons par eux-mêmes » (Éthique IV, p. XLVII) parce qu’ils sont imprégnés de tristesse. Ils peuvent être bons seulement s’ils peuvent être contrariés par la joie : c’est le cas lorsqu’on échappe au danger redouté, la peur jouant alors un rôle de signal. C’est aussi le cas, lorsque chacun redoutant le danger émané d’un autre considéré comme rival ou ennemi, constitue avec chacun par accord réciproque une puissance collective chargée de trancher les différends, d’émaner des lois d’intérêt public et de sanctionner les infractions. En ce cas, la peur de chacun à l’égard de tous se transforme en obéissance à une puissance publique que chacun et tous redoutent et qui en s’imposant à chacun évite que chacun et tous vivent dans la peur permanente et réciproque les uns des autres. Une peur de la loi est donc politiquement utile, mais elle ne fait que suppléer l’affect positif par excellence, l’amour joyeux d’une loi réellement commune inscrite dans une socialisation par coopération.
L’espérance et la crainte présentent de ce point de vue un avantage relatif. « Car si les hommes dont l’âme est impuissante étaient tous d’un égal orgueil, également dépourvus de honte et de crainte, comment pourrait-on les réunir par des liens et les enchaîner. La foule est terrible quand elle est sans crainte. [...] En vérité on peut beaucoup plus facilement conduire ceux qui sont sujets à ces affects que les autres à vivre enfin sous la conduite de la raison » (Éthique IV, p. LIV, scolie). Il demeure que « Qui est mené par la crainte et fait le bien pour éviter le mal, n’est pas mené par la raison » (Éthique IV, p. LXIII).
Ce cas est en fait significatif de la socialisation opérée par la peur politique ; il est celui du contrat social tel que l’anglais Hobbes, le grand philosophe bourgeois de la dictature étatique «rationnelle », l’expose. Le pacte public de Hobbes est le fruit de la peur de chacun et de tous face à leur propre socialité asociale qui est celle de l’existence en régime capitaliste et en même temps le pacte est l’antidote de la peur universelle en ce qu’il produit une socialisation propre à réguler cette socialité asociale. Ce cas est en fait partiellement fictif, car il concerne la situation d’un territoire donné et son organisation politique telle que la peur que les masses éprouvent face à l’État neutralise la peur qui meut l’État face aux masses. La raison prescrit de vivre sans peur face à la puissance sociale, anonyme, mais la puissance du capital reproduit cette peur en ce qu’elle est étrangère et aliénée. La fin de cette peur serait seule rationnelle, mais cela suppose que la puissance commune universelle soit à même de résorber et de contrôler la puissance anonyme et impersonnelle du capital, source du capital phobique existentiel.
Mais ce capital phobique n’est pas identifié ni compris avec assez de précision par les individus de cette société. La peur ou crainte et l’espérance empêchent l’esprit de connaître les raisons qui les produisent et leur donnent leur efficacité. « Ces affects indiquent un défaut de connaissance et une impuissance de l’esprit » (Éthique IV, p. XLVII, scolie). Il ne suffit pas, en effet, de connaître les causes de production du capital phobique fluctuant qui est propre à la société impersonnelle, constituée en puissance étrangère. Il s’agit en quelque sorte d’examiner les formes multiples, transformées ou dérivées de cette peur universelle.
Comme il faut un grand effort de connaissance pour expliquer la production du capital phobique comme puissance anonyme et aliénée du capital, il suit que peu d’hommes parviennent à cette connaissance ; ils en ont une représentation confuse et mutilée. Pire, à cette peur se surimpose une pluralité de peurs possibles qui ont pour objet d’autres objets que l’on peut dire transitionnels, voire substitutifs. « N’importe quelle chose peut être par accident cause d’espérance et de crainte » (Éthique III, p. L). Cela tient au fait que la logique pure du capital est toujours accompagnée de logiques liées aux différences anthropologiques – sexe, âge, appartenances à des entités comme les nations, les communautés ethniques, religieuses. Les individus porteurs de ces différences peuvent se considérer les uns les autres comme des autres, comme concurrents, comme adversaires ou ennemis. Ils peuvent nourrir des sentiments de peur les uns envers les autres, en tant que membres de telle ou telle entité. Si un individu auquel nous sommes liés comme à un semblable éprouve en certaines occasions de la peur face à d’autres individus qualifiés comme des non semblables en fonction de ces différences, l’imitation des affects nous conduit à éprouver la même peur que lui et nous dispose à faire disparaître l’objet de cette peur en le rangeant sous la catégorie générale de cette non semblance (Éthique, III, p. 16 et 45-46). Le capital phobique inclut cette différenciation de peurs différentes entre semblables dissemblables : les étrangers, les arabes, les non occidentaux. La peur peut devenir haine sans que le capital phobique soit mis en question ; il change d’objets.
Vivre sans peur
On a l’embryon des mécanismes producteurs des peurs identitaires qui sont à la base des nationalismes, des racismes, des luttes religieuses, des imputations de terrorisme. Ces mécanismes phobiques produisent une différentiation de capitaux phobiques. Ce sont ces divers « autres » qui figurent par déplacement la puissance sociale anonyme et aliénée de la société du capital et qui doivent être combattus. Ces luttes attestent la permanence et l’aggravation de la paradoxale socialité asociale de notre monde. Ainsi les travailleurs malmenés par la logique capitaliste ne forment pas spontanément des collectifs unissant des individus porteurs de différenciations anthropologiques et ils peuvent voir en d’autres nationaux, en d’autres hommes marqués par des différences, des objets de peur, des rivaux, des concurrents et des ennemis. De même, des majorités de citoyens nationaux peuvent redouter des minorités qui organisées sur le même territoire sont perçues comme des forces d’invasion et de corruption à éliminer ou comme des parasites vivant sur le dos d’une nation appelée à les expulser pour se concentrer sur sa pureté d’essence. Les majorités démocratiques apeurées peuvent se faire prédatrices de minorités inquiètes qui peuvent à leur tour entrer dans le cercle infernal de la peur et de la haine, de la violence réactive.
Vivre sans peur est depuis Épicure l’intention de la philosophie : sans peur des autres, sans peur de la puissance sociale aliénée, sans peur des dieux, sans peur de la mort. Vivre sans peur depuis Marx, c’est vivre sans la peur de l’asociale socialité qu’inspire la puissance impersonnelle du capital et sans les peurs inscrites dans la différenciation anthropologique des autres qui accompagnent le capital. La lutte contre ces peurs est lutte pour une civilisation délivrée du capital et des conflits identitaires d’altérités ennemies. Cette lutte se mène au quotidien et a pour horizon la promotion des affects qui augmentent la puissance d’agir et de penser, singulière et collective, donc d’affects de la raison en tant que détermination du commun. Il ne suffit pas de connaître le lien qui articule ces deux logiques. Il s’agit d’éradiquer à la racine les causes de ces peurs et de rendre impossible tout à la fois le capital phobique universel engendré par le capital et les capitaux phobiques des peurs multiples qui sont liés aux différenciations anthropologiques. Cela exige une culture permanente de ce qu’il faut nommer un affect de la raison, le sens du commun, et une culture du courage. Une politique antiphobique implique comme condition de sa réalisation à plus long terme une éthique qui doit intervenir en chaque expérience phobique. « Aussi longtemps que nous n’avons pas la connaissance parfaite de nos affects, le mieux que nous pouvons faire, c’est de concevoir une règle de vie correcte, autrement dit des principes de vie précis, de les graver dans notre mémoire et de les appliquer sans cesse aux choses particulières qui se rencontrent couramment dans la vie afin qu’ainsi notre imagination s’en trouve largement affectée et que nous les ayons toujours sous la main » (Éthique, V, p. X, scolie).
*André Tosel est philosophe. Il est professeur émérite de philosophie à l’université de Nice Sophia-Antipolis.
La Revue du projet, n° 35, mars 2014
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