Le discours sur la « droitisation » donne un sens commode à certaines réalités politiques et sociales : il est d’autant mieux reçu qu’il exonère les organisations de la gauche de leur responsabilité idéologique dans l’affaiblissement culturel des valeurs associées au progrès social et qu’elle justifie un « recentrage » de leur discours leur permettant d’être plus en phase avec « l’opinion ».
En France comme ailleurs, la gauche a échoué à concrétiser la remise en cause du libéralisme économique que la crise financière semblait appeler. On voit au contraire ses représentants au pouvoir, François Hollande en tête, se faire les chantres de la rigueur, et même confier les clés de la reprise aux chefs d’entreprise au nom d’un « socialisme de l’offre » de plus en plus assumé. À l’inverse, le tournant sécuritaire pris par le PS il y a une quinzaine d’années semble totalement assumé, comme l’illustre l’action « décomplexée » d’un Manuel Valls vis-à-vis des « Roms ». Mêmes glissements à l’UMP où le Front national apparaît cette fois comme l’adversaire à imiter plus qu’à abattre, semant la confusion jusque dans les rangs des élus et candidats qui passent d’un parti à l’autre et espèrent capitaliser sur le « succès » médiatique du mouvement disparate de la « Manif pour tous ». Ces divers repositionnements stratégiques et reclassements idéologiques prennent appui sur un même discours de justification : celui d’une société qui aurait elle-même évolué vers la droite et dont l’offre politique devrait donc accompagner le mouvement. La thèse d’une droitisation de la société fait ainsi florès, notamment à gauche où elle tient lieu de diagnostic de société. Constat apparemment tellement évident qu’il n’a pas besoin d’être démontré, et dont on retrouve des formes plus ou moins savantes, comme l’ouvrage du philosophe italien Raffaele Simone, Le Monstre doux, paru en 2010 et largement commenté en France et dans les cercles intellectuels du PS. Le « monstre doux » qui lui donne son titre désigne une culture de la modernité que Simone juge irrésistible et qui précipiterait le déclin inéluctable des valeurs traditionnelles de la gauche, au profit d’un individualisme consumériste et d’un repli hédoniste sur la sphère privée. Cet essai soulève de réelles questions : la domination idéologique du libéralisme économique associé à un relent sécuritaire pour garantir la propriété privée s’ancre bien dans un substrat culturel et prend appui sur des transformations sociétales profondes que la gauche a sans doute insuffisamment pris en compte, voire qu’elle a alimentées.
Professionnalisation de la vie politique
Les différentes enquêtes sur les valeurs des Français montrent pourtant un paysage bien plus complexe en la matière, où la tolérance vis-à-vis des mœurs ou des étrangers tend plutôt à monter, tandis que l’intervention de l’État dans l’économie, la protection du marché du travail ou la redistribution rencontrent encore une large approbation, autrement dit que les valeurs d’égalité et de solidarité restent puissamment enracinées. La représentation politique a, en revanche, évolué beaucoup plus rapidement, avec un Parti socialiste qui s’est non seulement coupé sociologiquement de sa base militante, mais aussi et surtout démobilisé sur le plan organisationnel et symbolique. La figure du militant a ainsi été dévalorisée, exclue progressivement au profit de l’adhérent, et même aujourd’hui du sympathisant. C’est ce nouveau stade dans la professionnalisation de la vie politique et de la dépossession de leur parti pour les militants dont la généralisation de « primaires » pour désigner les candidats depuis l’élection présidentielle de 2007 a été le symptôme, bien plus que la marque d’une supposée démocratisation du Parti. Dans cette logique, les campagnes électorales s’apparentent de plus en plus aux yeux de l’état-major socialiste à une opération marketing où il s’agirait de cibler les électeurs potentiels à coups de sondages et de messages personnalisés. La réinvention du porte-à-porte totalement rationalisé, sur le modèle de la première campagne victorieuse d’Obama aux États-Unis en constitue un exemple patent. Si le contact avec les électeurs des milieux populaires doit être réévalué, leur reconquête passe avant tout par des mutations idéologiques. Or la réflexion idéologique est largement en déshérence au PS : coller le plus possible à ce que l’on prend pour l’air du temps tient de plus en plus lieu de doctrine. Les valeurs consuméristes et libérales prospèrent ainsi d’autant plus qu’une certaine partie de la gauche y semble elle-même convertie. Cette gauche « allégée », oublieuse de son identité, donne prise à la critique d’une droite décomplexée. Face à une droite qui cherche à diviser les salariés, à monter les diverses catégories les unes contre les autres, la gauche peine à promouvoir de nouveaux intérêts collectifs et construire de nouveaux compromis redistributifs entre les catégories sociales. Le discours sur la « droitisation » donne un sens commode à certaines réalités politiques et sociales : il est d’autant mieux reçu qu’il exonère les organisations de la gauche de leur responsabilité idéologique dans l’affaiblissement culturel des valeurs associées au progrès social et qu’elle justifie un « recentrage » de leur discours leur permettant d’être plus en phase avec « l’opinion ». Ce discours fataliste nourrit une forme de renoncement et renforce le désarmement intellectuel de la gauche. Pourtant, la société n’est ni « à gauche » ni « à droite ». La politique est avant tout une question de rapports de forces. Il ne faut pas oublier que la gauche s’est historiquement fondée sur un travail de politisation de la société, un effort continuellement recommencé pour arracher les citoyens à ce qu’ils prennent et qu’on leur fait prendre pour des évidences « naturelles », à commencer par les inégalités sociales. Si la droitisation a une réalité, c’est d’abord celle de l’oubli de ce combat culturel par une certaine frange de la gauche.
*Rémi Lefebvre est politiste. Il est professeur de science politique à l’université Lille-2.
La Revue du projet, n° 35, mars 2014
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