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On connaît la chanson 2/2

Le mois dernier, il fut question de convergence des classes populaires et du monde de la « modeste aisance ». Loin de stigmatiser les « bobos » – concept foncièrement piégé car il indique, narquoisement, qu’il faudrait que ces millions de personnes tournassent leur regard vers la seule droite et la grande bourgeoisie plutôt que vers le camp du progrès populaire –, nous exposions l’urgence à organiser cette unité.
Ce problème, ancien, a deux vigoureux compères aujourd’hui avec lesquels il forme une sorte de diable à trois têtes : la question, ancienne elle aussi mais renouvelée, de l’ethnicisation1 ; la question, sans doute plus neuve à l’échelle de l’histoire, de « l’assistanat ». C’est à cette dernière thématique qu’on voudrait réfléchir aujourd’hui.
Pas de malentendu : il ne s’agit pas de valider ce concept – les seuls parasites, authentiques assistés, sont à chercher du côté de la rente et de l’agiotage, et nulle part ailleurs ; il s’agit de mesurer les effets sociaux et politiques de la popularité de cette thématique.
Et quelle puissante ligne de fracture crée-t-elle en plein milieu des classes populaires ! Qui n’a entendu ces récriminations, ces exaspérations de salariés précaires à l’encontre de chômeurs, parfois vite repeints en assistés, fainéants qui vivent sur notre dos, etc.
Les esprits complotistes verront dans cet écho l’effet d’une puissante campagne d’opinion menée par la droite et une certaine presse. Comment le nier ? Reste que ce n’est qu’une face de la médaille. Pour être encouragé, cet état d’esprit ne naît pas à l’écoute de RMC. Au contraire même, la force de la droite dans les classes populaires tient pour une grande part à cet état d’esprit, qu’elle exploite habilement plutôt qu’elle ne le crée ex nihilo.
Mais d’où vient-elle alors, cette colère qui tourne tant de salariés contre les chômeurs ?
Elle vient sans doute d’abord de la redoutable mécanique capitaliste qui broie les conquêtes sociales et fait de la vie de millions de salariés une vie toujours plus inhumaine : quand vous travaillez dur, très dur et tard, très tard, pour un salaire si léger, si faible, si impuissant à vous offrir à vous et aux vôtres une vie digne de ce nom, l’idée que quelqu’un puisse gagner presque autant que vous – et qui est pourtant si peu – sans ruiner sa vie comme vous le faites tous les jours devient facilement intolérable. Spirale retorse s’il en est : plus les capitalistes exploitent les travailleurs, plus ils créent les conditions de divisions profondes parmi les exploités et, par là, les conditions du maintien de leur domination.
Mais il faut ajouter une deuxième dimension. Ce sont les mécanismes effectifs mis en œuvre par des gouvernants à l’âme charitable, parfois de droite mais peut-être plus souvent encore de gauche. Ce sont toutes les politiques de seuil en contexte d’austérité : on ferme tous les robinets pour tout le monde mais on accorde quelques malheureuses gouttes aux plus démunis des plus démunis.
Prenons un exemple pour nous bien comprendre : prenons une retraitée de La Poste qui a commencé à travailler à quatorze ans, elle a travaillé dur (les 39 heures n’étaient pas conquises, pas plus que les 35 heures), toute sa vie. Arrive l’heure de la maison de retraite. Elle gagne 1 400 euros par mois ; pension qu’avale entièrement la maison de retraite (publique, simple) sans rien laisser du tout. Adieu petits cadeaux aux petits-enfants, adieu petits chocolats qu’on partage entre amies, adieu petits plaisirs… Mais on ne se plaint pas : après tout, on ne travaille pas et les retraites semblent coûter si cher à la société… C’est déjà beau d’être en maison… Mais quand notre retraitée apprend que sa voisine, qui n’a jamais travaillé, et touche donc le minimum vieillesse, est aidée par le Conseil général qui prend en charge une partie de sa maison de retraite et lui octroie une petite somme pour lui permettre – ce qui est bien normal ! – de vivre un peu normalement… alors, notre retraitée de La Poste, elle pourra s’en défendre, se concentrer sur ses valeurs de gauche, elle ne réussit pas, au fond, à ne pas en vouloir à cette voisine qui, elle, peut faire tout ce qui n’est devenu que douloureux souvenirs pour notre postière, pour la seule raison qu’elle a eu le malheur de travailler.
Résumons et décortiquons cette conception sociale et politique qui se lit dans ces mécanismes de seuils, c’est pour l’essentiel une grille insiders/outsiders (on pourrait traduire : intégrés/exclus). Trois gouttes aux outsiders et rien pour les insiders ; politique charitable qui fait peu pour les outsiders et exaspère les modestes insiders (qui n’ont droit à rien alors qu’ils vivent bien mal) tout en modérant leur combativité sociale (placés qu’ils sont dans le camp des gens-qui-n’ont-pas-à-se-plaindre-comparé-aux-autres).
Voilà les lourdes dispositions objectives qui minent si puissamment l’unité populaire ; voilà ce qui se rumine dans des millions d’estomacs ; voilà ce qu’exploitent les droites extrêmes – elles l’exploitent, j’insiste, bien plus qu’elles ne le créent.
Face à cette tactique de division visant à assurer le maintien de la domination de classe et à empêcher les coagulations sociales nécessaires, on voit là encore toute l’urgence d’affirmer notre discours et nos revendications de classe pour ouvrir l’horizon. On voit là encore toute l’urgence de placer l’universel comme boussole. À chacun selon ses besoins, de chacun selon ses moyens ! Une vieille chanson qui gagne à être connue…

Guillaume Roubaud-Quashie,
Rédacteur en chef

1) Sur ce processus qui tend à tracer des frontières de « race » entre le « eux » et le « nous » plutôt que des frontières de classe et sur ses conséquences politiques, voir les numéros 9 (« Multiculturalisme ») et 17 (« Migrations ») de La Revue du projet, ainsi que le texte adopté par le dernier congrès du PCF (Il est grand temps de rallumer les étoiles).

La Revue du projet, n° 35, mars 2014

 

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On connaît la chanson 2/2

le 05 mars 2014

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