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De la peur à la haine Entretien avec Élisabeth Roudinesco*

La psychologie sociale a-t-elle des choses à nous apprendre sur les peurs qui traversent le peuple ?
Je ne m’intéresse pas vraiment à la psychologie sociale sous cette forme. La question de la peur des foules est un vieux thème réactionnaire qui date de Gustave Le Bon. Ce dernier assimilait les foules à des monstres, féminins le plus souvent, et faisait des révolutions l’œuvre de furies hystériques. Freud aussi s’est penché sur la psychologie des foules dans Psychologie des masses et analyse du moi mais il n’a pas tant traité de la peur que de l’autorité, il y prenait notamment l’exemple de l’Église et de l’armée. C’est d’ailleurs un texte qui doit être réinterprété historiquement. Ce n’est pas un ouvrage qui préfigure le fascisme comme l’ont dit Lacan ou d’autres, c’est plutôt un texte sur l’après-coup de la révolution bolchevique à laquelle Freud se réfère nettement. Freud pensait que l’humanité était capable de tous les déchaînements mais ce n’était pas un réactionnaire comme Le Bon, il plaçait au contraire un espoir dans l’intériorisation de la loi. Je ne dis pas qu’il faut tout garder chez Freud, bien au contraire, il faut une interprétation critique, mais je constate que l’anti-freudisme radical s’appuie très souvent sur une véritable haine de l’intellect. Toutefois, de manière générale, je ne considère pas que la psychologie sociale ou autre ait vraiment des choses à nous apprendre sur la manière dont un tyran accède au pouvoir. Je ne crois pas qu’on puisse expliquer la montée du fascisme par la répression du désir comme le faisait Wilhelm Reich par exemple.

Néanmoins, considérez-vous que la société contemporaine est principalement animée par la peur ?
Oui. Le journal Le Monde a publié récemment une étude montrant à quel point les Français sont plongés dans la morosité. Évidemment le peuple a peur du lendemain, de ne pas pouvoir finir le mois, mais il ressent également une peur politique, une peur de l’autre, une peur de perdre sa souveraineté qui fait le lit de l’extrême droite. Je trouve que les réponses que l’on propose aujourd’hui à ce problème sont souvent trop centrées sur l’économie et pas assez sur la politique et sur l’idéologie. Quand il y a une crise économique, cela ne sert à rien d’asséner des chiffres auxquels les gens ne comprennent rien : il faut au contraire relancer des engagements politiques, un idéal, un désir de changement. Je continue à croire qu’une des solutions est d’éduquer le peuple afin d’endiguer la peur. En cela, je reste très fidèle à l’esprit de 1789. Pour atteindre cet objectif, je pense qu’il faut chercher à mobiliser sur des thèmes idéologiques comme la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Je trouve aussi que les média ont une grande part de responsabilité dans la mise en place de ce climat de peur. Quand on voit que le nombre de Français favorables au rétablissement de la peine de mort a augmenté et avoisine les 50 %, on se dit que le journal de vingt heures devrait arrêter de brandir chaque jour des faits divers délibérément grossis pour faire croire qu’il y a un pédophile à tous les coins de rue. On a tout de suite peur que le moindre fait divers prenne la forme des attentats perpétrés par Anders Breivik.

Selon vous, y a-t-il un lien entre les différentes peurs sur lesquelles s’appuie l’extrême droite ?
Oui, il y a clairement un point commun, non seulement entre peur et haine mais aussi entre les différentes peurs et les différentes haines. On pourrait presque dire que celui qui est homophobe est aussi, inconsciemment, antisémite ou raciste car, au fond, ces gens ont la haine de tout et jouent sur toutes peurs : d’ailleurs, historiquement, dans le discours antisémite, la haine du Juif est associée à la haine de l’homosexuel : les deux seraient « féminisés », donc rangés dans un degré d’inhumanité proche de la bestialité.
Le fait par exemple que Dieudonné ne s’avance plus masqué a eu le mérite de révéler les convergences qui peuvent exister entre des gens venus d’horizons très différents d’Alain Soral à Renaud Camus ou encore Marc-Édouard Nabe : ils s’entendent d’ailleurs très bien pour hurler ensemble contre tout le monde ou les uns contre les autres sur des plateaux de télévision complaisants. Ils ont un point commun : ils haïssent Freud ou plutôt le « nom » de Freud, c’est quand même extraordinaire : haïr un nom ! Sans avoir lu une ligne d’un œuvre et sans connaître les travaux des historiens. Comme si ce nom incarnait le paradigme de toutes les peurs. Jusqu’à présent, les liens entre ces gens n’étaient pas forcément visibles car ils ne s’exprimaient pas tous de la même manière, mais maintenant c’est un peu différent. En tout cas, je me fais insulter aussi bien de la part d’antisémites, d’anti-freudiens que de racistes, de pétainistes ou d’homophobes. Comme si j’étais l’incarnation du nom de Freud et « bolchevique » ou « freudo-sémite » (dérivé de freudo-marxiste) par-dessus le marché.
Aux États-Unis, c’est la frange extrême des républicains qui occupe cette place. C’est le même type de personnes qui se mobilisent contre les tentatives faites par Barack Obama pour mettre en place une Sécurité sociale aux États-Unis. C’est pour cela que je soutiens aussi bien Christiane Taubira dans son combat contre l’homophobie et le racisme que Manuel Valls dans sa lutte contre l’antisémitisme. Concernant l’affaire Dieudonné par exemple, je considère qu’il existe en France un arsenal de lois, notamment la loi de 1972, qui permettent d’agir avec une grande fermeté. Personnellement, je ne suis pas favorable à la loi Gayssot, car je considère que le rôle du législateur n’est pas de contrôler le travail des historiens. Néanmoins, je crois qu’il faut remobiliser les couches populaires sur des thèmes progressistes afin de battre en brèche les logiques identitaires prétendument « antisystème ».
 Antisystème, on sait très bien ce que cela recouvre : la haine de tout ce qui pense mais aussi de tout ce qui ferait intrusion dans l’irrationnel de la peur.

Vous êtes intervenue à plusieurs reprises en faveur de la loi autorisant le mariage pour tous. De quoi l’homophobie est-elle la peur ?
Depuis la fin du XIXe siècle, tout changement dans la famille alimente la peur du peuple. L’extrême droite brandit les lois naturelles de la famille alors que ce n’est même pas cela qui est en jeu. Ceux qui sont descendus dans la rue contre l’ouverture du mariage aux homosexuels avaient peur que tout le monde devienne homosexuel alors qu’il ne s’agissait que d’ouvrir des droits pour 6 % de la population française. Ils ont donné une image du catholicisme digne de Monseigneur Lefebvre et qui n’est même pas conforme à la réalité de cette religion aujourd’hui : beaucoup de familles catholiques acceptent à présent l’homosexualité et bientôt l’union des couples homosexuels. En réalité, ce que ne supportent pas Frigide Barjot et les autres opposants à cette loi, c’est l’idée que l’homosexualité se normalise. Ils n’acceptent l’homosexualité qu’à travers les figures d’Oscar Wilde, de Marcel Proust ou d’André Gide. Ils veulent bien de l’homosexuel maudit mais ils ne supportent pas l’homosexuel qui ne se voit pas, celui qui pénètre le corps de la nation en invisible. L’homophobie, tout comme l’antisémitisme, a besoin de reconnaître celui dont elle a peur, elle ne supporte pas qu’il devienne comme tout le monde.

Les peurs qui meuvent la société française ont-elles quelque chose de spécifique ?
Il y a peut-être le passage à l’Europe qui est un peu plus douloureux en France que dans d’autres pays comme l’Allemagne ou l’Italie, qui n’ont pas la même tradition en matière de centralisation nationale. Néanmoins, je ne crois pas par exemple que le fascisme puisse se retrouver en position de conquérir le pouvoir en France ou que Marine Le Pen puisse remporter l’élection présidentielle. Je crois que l’extrême droite se fera toujours absorber par la droite. Je suis assez d’accord avec Zeev Sternhell pour dire que la France est pour ainsi dire toujours ballottée entre Valmy et Vichy. Dans la mesure où une partie des peurs que l’on retrouve aujourd’hui dans la société française peuvent s’expliquer par ce que Jacques Derrida nommait une « désouverainisation », on peut regretter que la droite ne soit pas davantage républicaine ou gaulliste. Le Conseil national de la Résistance s’appuyait sur un compromis gaullo-communiste, lequel reposait sur un patriotisme qui n’était pas un nationalisme. Dans le gaullisme comme dans le communisme, il existait un certain universalisme hérité de la Révolution française qui se refusait à cultiver la peur.

*Élisabeth Roudinesco est historienne de la psychanalyse.
Elle est directrice de recherche à l’université de Paris 7 Denis-Diderot.

Propos recueillis par Jean Quétier.

La Revue du projet, n° 34, février 2014
 

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