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République et bien commun, une liaison dangereuse ? Naël Desaldeleer*

Récusé par le libéralisme, l’idéal républicain du bien commun reste moderne.

Cherchez une définition de l’idée républicaine. Vous rencontrerez, dans la majorité des cas, deux concepts : celui d’auto-gouvernement, ou de participation au pouvoir politique, et celui de bien commun. Cette seconde idée, selon laquelle le but de la politique doit être de servir les intérêts de tous, nous semble bien connue tant elle est récurrente. Elle constitue même la substance de la république, à en croire Aristote. Pourtant, l’idéal du bien commun fait l’objet d’un débat quasi-ininterrompu, et jusqu’à aujourd’hui. Dès le XVIIIe siècle, le libéralisme politique formule un argument qui le renvoie dans les limbes de la non-modernité et, sur le plan des idées, le condamne. Aujourd’hui, nous vivons donc dans un contexte où ce terme central de notre existence politique est pourtant massivement rejeté en philosophie politique. Quel est donc le problème qui afflige le bien commun ?

Opposition du libéralisme politique au bien commun
Chef de file du libéralisme politique contemporain, John Rawls établit avec clarté les motifs de l’opposition au bien commun, qui chercherait à imposer une seule et unique conception de la vie bonne. De fait, adhérer à l’idéal du bien commun, c’est penser que mes intérêts personnels sont mieux servis par la recherche de ce qui fait l’intérêt de tous, plutôt que de mes seuls intérêts privés immédiats. Dans cette forme d’égoïsme bien compris, j’ai intérêt à ce que les intérêts de tous soient respectés, afin que la prise en compte des miens soient assurés car je jouis d’un statut d’égal respect. La conséquence en est, en termes libéraux, que la recherche du bien commun doit s’imposer à tous, pour que le système soit efficace. Or le fondement du libéralisme est de prendre acte de la disparition des repères transcendantaux, tels que Dieu ou la nature. Rien n’est plus certain, et l’individualité constitue le seul critère de légitimité subsistant. C’est ce qu’il nomme le pluralisme des valeurs. Par conséquent, l’organisation politique devrait se caractériser par sa tolérance envers les diversités individuelles, c’est-à-dire par sa neutralité axiologique. Grâce à cette définition de la modernité, le libéralisme réduit des pensées comme le républicanisme à un attachement nostalgique à un monde révolu et dogmatique, bafouant les droits de l’individu, dans lequel existait une valeur suprême, connaissable par l’être humain.
Sur le plan des idées, cette critique eut un effet dévastateur et assura, à partir du XVIIIe siècle, le succès du libéralisme politique. On chercha donc à transformer les termes utilisés : pour se passer du « bien commun », dont le bagage moral était trop encombrant, on forgea « l’intérêt général », assurant le même rôle de guide des politiques publiques, tout en ne se rapportant qu’aux intérêts des individus. Mais une substitution lexicale ne suffit pas à régler un problème conceptuel. Le débat sur le bien commun fut dès lors remplacé par celui sur le sens de l’intérêt général. Selon une première conception, l’intérêt général exprime l’agrégation des intérêts personnels. On additionne les intérêts personnels de chacun et, par une sorte de moyenne, on détermine le contenu des politiques publiques. La seconde conception, au contraire, fait de l’intérêt général l’expression de la « volonté générale », au sens de Rousseau. Il s’agit de la synthèse des intérêts personnels qui, en se joignant, se transforment : le tout est plus que la somme des parties. Je sers alors mes intérêts en servant les intérêts du peuple souverain, qui englobe les miens propres.
Il est intéressant de constater que ces philosophies ont nourri le rapport du Conseil d’État de 1999 sur l’intérêt général, soulignant l’aspect problématique de cette notion. De fait, l’argument du bien commun est de plus en plus remis en question, ce qu’illustrent les blocages toujours plus fréquents de la vie publique, où les intérêts locaux résistent à l’intérêt général. Le débat est donc encore largement vivace et surtout, il s’articule toujours autour du même élément : la définition du contenu du bien commun. Là où l’on reproche à Rousseau de ne fournir qu’une méthode formelle, qui ne dit rien du contenu, mais seulement sa forme – la volonté générale – le libéralisme politique identifie le risque qui plane sur l’individu : l’expérience a trop souvent montré que le « bien commun » ne dissimulait en réalité que les intérêts privés des groupes au pouvoir, déguisés en volonté générale. Le bien commun est un masque trop aisé pour la manipulation et la contrainte exercée sur les individus.

Fonder la légitimité du bien commun
Cela signifie-t-il qu’il est impossible d’adhérer à l’idéal de bien commun et, en même temps, aux valeurs de la modernité ? Le renouveau contemporain de la pensée républicaine, le « néo-républicanisme » affirme le contraire. Philip Pettit, en particulier, propose de reprendre l’élaboration théorique de l’idéal républicain pour le défendre contre les implications éthiques dangereuses de sa formulation ancienne. Notamment grâce au concept central de « démocratie de contestabilité », où la contestation de la détermination du bien commun se ferait auprès d’instances publiques capables d’en faire réviser le contenu. Elle serait accessible à tous, en marge de la démocratie électorale classique, et sur une base individuelle, permettant alors une définition dynamique du bien commun, incluant les intérêts de chacun tels que chacun les perçoit – immédiatement. En d’autres termes un bien commun instrumental, respectueux du pluralisme, et non plus une fin en soi, qui serait à même de ré-articuler les deux conceptions opposées : un républicanisme moderne. Toujours est-il que, contrairement à ce que l’on peut penser, la légitimité du bien commun reste à fonder, aujourd’hui encore. Au travail. n

*Naël Desaldeleer est philosophe.
Il est doctorant à l’université de  Poitiers.

La Revue du projet, n°30-31, octobre-novembre 2013

 

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le 09 octobre 2013

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