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Une lutte des classes sans « classe ouvrière » ? Paul Bouffartigue*

L’extension de l’exploitation a diversifié les formes de son expérience concrète, et mobilise des formes d’oppression – qu’elles soient liées au genre, à la race, l’âge – qui ne se réduisent pas à la domination de classe. Une nouvelle culture politique de la transformation sociale se cherche.

Une lutte des classes qui s’aiguise ; des formes anciennes de conscience de classe qui s’effacent. Nous vivons dans une société où inégalités et oppositions de classes se durcissent, où le sentiment de paupérisation se diffuse, où la conscience de l’existence d’une lutte des classes reste massive. Pourtant les sentiments d’appartenance de classe se sont affaiblis et métamorphosés. Penser ensemble ces deux faces paradoxales de la dynamique des classes sociales, c’est suivre Marx, et sa définition relationnelle et non substantielle des classes.

Un sentiment de paupérisation
Les inégalités de classes se creusent, dans une dynamique systémique qui montre que nous vivons toujours dans une société de classes, au salariat numériquement hégémonique. La thèse de la moyennisation sociale est devenue insoutenable. La précarisation croissante des classes populaires – toujours majoritaires – et d’une partie des classes moyennes résulte de la captation d’une part accrue des richesses par le capital financier. 5 % des ménages possèdent plus de la moitié du patrimoine. Le sentiment de paupérisation se diffuse : trois adultes sur quatre ont le sentiment de vivre moins bien qu’il y a cinq ans. Une proportion comparable pense qu’ils pourraient se retrouver sans logis. Deux sur trois reconnaissent l’existence d’une lutte de classes. Et le mot d’ordre prônant la lutte des « 99 % » solidaires contre le « 1 % » de profiteurs connaît un certain succès. Autant de constats qui ne peuvent que réjouir ceux qui n’ont jamais abandonné une lecture de classe de la société
Des clivages au sein du salariat
D’autres faits sont plus inquiétants. Si le sentiment d’appartenance à une classe persiste majoritairement, c’est désormais principalement à la notion de « classes moyennes ». Le sentiment d’appartenance à la « classe ouvrière » s’est effondré, y compris chez les ouvriers, et plus largement dans les classes populaires, en particulier les plus fragilisées d’entre elles. Et nombreux sont les ouvriers et les employés chez qui à l’hostilité aux puissants s’est ajoutée celle aux plus pauvres et aux chômeurs, perçus comme injustement « assistés » et rendus responsables de leur sort.

Bien des phénomènes éclairent cette situation. L’installation d’un chômage de masse, étroitement articulé à la déstabilisation de l’emploi, à la pression sur le pouvoir d’achat et au recul des droits sociaux a démultiplié les clivages au sein du salariat. Ses segments les plus organisés et combatifs ont été démantelés et affaiblis. Le monde du travail s’est profondément remodelé dans le sens de la dispersion, du brouillage de l’identité de l’adversaire patronal, de la fragilisation des protections offertes par l’État-Nation – matrice de l’ancienne configuration classiste – face à la mise en concurrence à l’échelle planétaire. Le monde ouvrier a fait l’objet d’une dévalorisation matérielle et culturelle multiforme. L’affaiblissement des acteurs collectifs qui assuraient l’unification relative des classes populaires a favorisé la multiplication des facteurs de division fondés, entre autres, sur le sexe, la génération, l’origine ethnique. Autant de phénomènes liés aux succès de la classe dominante dans la lutte déterminée et consciente qu’elle conduit.

La vivacité des résistances
Pour autant, toute une série de transformations du monde du travail ne peuvent se lire en termes de décomposition et de division. En atteste la vivacité des résistances et des conflits sociaux, les quelques-uns plus visibles car médiatisés ne devant pas masquer le caractère massif des plus diffus, y compris dans les hauts lieux de la précarité. L’extension de l’exploitation a diversifié les formes de son expérience concrète, et mobilise des formes d’oppression – qu’elles soient liées au genre, à la race, l’âge – qui ne se réduisent pas à la domination de classe. Elles donnent lieu à des mouvements sociaux spécifiques, mais peuvent aussi alimenter les résistances à l’exploitation. La quête d’autonomie personnelle ne conduit pas nécessairement à l’individualisme. Et si les enjeux écologiques et sociétaux ont pris une place nouvelle dans les préoccupations quotidiennes, n’est-ce pas que le conflit de classes s’est radicalisé en s’universalisant ? Qu’il s’agisse du devenir de la planète, ou du respect des individualités ou des identités culturelles, ce sont des défis de civilisation qui se heurtent à la logique de la marchandisation du monde. Dans ce combat les anciennes classes – comme grands groupes sociaux relativement séparés et homogènes – ne se reconstitueront pas. Mais une nouvelle culture politique de la transformation sociale se cherche, qui pourrait agréger la multitude des luttes et des expérimentations, et faire advenir le peuple comme sujet politique central. Ce qui suppose – entre autres – que les forces sociales et politiques qui prétendent représenter les classes populaires parviennent à les promouvoir en leur sein. 

*Paul Bouffartigue est sociologue. Il est directeur de recherche au CNRS.
La Revue du projet, n° 26, avril 2013
 

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Une lutte des classes sans « classe ouvrière » ? Paul Bouffartigue*

le 09 avril 2013

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