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Le piège à photons : une affaire de chats, Olivier Gebuhrer

Les travaux de Serge Haroche lui ont valu le prix Nobel de Physique en 2012. On essaie ici d’exposer en quoi ces travaux sont importants, ce qu’ils élucident. On peut résumer ce qui suit en disant « le monde est compréhensible donc on peut agir sur lui ». On ne parlera pas ici des applications.

La mécanique classique repose largement sur les idées d’Isaac Newton et ce qu’il convient d’en retenir est l’idée suivante : connaissant à un instant donné la position et la vitesse d’un corps solide mobile soumis à un champ de force1 par ailleurs déterminé, on peut complètement déduire position et vitesse à tout instant. Si ce champ est nul, le corps reste au repos ou persiste dans une vitesse constante, qu’il possédait initialement.
Pour Newton, la lumière était corpusculaire. L’idée selon laquelle la lumière pouvait avoir des propriétés ondulatoires ne pouvait pas lui venir : l’expérience montrait qu’une onde doit se propager dans un « milieu », pas dans le vide. Sans doute les interférences avaient été découvertes par Huygens en 1678. Mais la mécanique selon Newton était si puissante et les observations de Huygens nécessitant l’introduction d’un milieu indécelable, « l’éther », on en resta là.

Caractéristiques corpusculaires et ondulatoires

Deux expériences de natures très distinctes font apparaître une situation étrange, complètement inattendue : la lumière peut avoir des propriétés ondulatoires et corpusculaires. La première propriété se manifeste dans l’expérience des fentes de Young (fig. 1) (1801) ; la seconde se manifeste dans le cadre de l’effet photoélectrique (1839) découvert par Antoine Becquerel dont Albert Einstein fournit l’élucidation en 1905.
Il faut comprendre le caractère contradictoire de ces deux découvertes si on reste dans le cadre de la mécanique classique : une particule est localisée dans le temps et l’espace, une onde ne l’est pas.
La théorie classique s’effondrait mais on était encore loin d’une quelconque solution de ce paradoxe.
En 1929, le prix Nobel de physique est attribué à Louis de Broglie qui démontre que les deux propriétés (corpusculaire et ondulatoire) ne caractérisent pas la lumière, mais la matière (à un certain niveau, voir ci-après) !
Très liés à Niels Bohr,   Erwin Schrödinger d’une part (1925) et Werner Heisenberg (1926) d’autre part, de façon très différente (mais en fait équivalentes !) jettent les fondements de ce qu’on appelle la mécanique quantique.
W. Heisenberg montre que, au niveau où les effets quantiques se manifestent, toute mesure visant à obtenir simultanément la position et la vitesse d’un corpuscule en mouvement ne peut qu’échouer. C’est le « principe d’incertitude ». Dit autrement, l’erreur sur la position est d’autant plus grande que la vitesse est connue avec précision et réciproquement.  


Nous laissons volontairement de côté la question du « niveau » où ce principe s’applique sans réserve. On dira « microscopique » pour suivre l’usage courant.
L’École de Copenhague qui va donner une interprétation cohérente de lamécanique quantique est née. Selon elle, une mesure physique est une interaction entre un système classique et un système quantique2.
De la sorte, toute mesure physique perturbe l’objet de la mesure ; cette perturbation est négligeable pour l’interaction de deux systèmes classiques ; si vous regardez votre voisine, vous ne la perturbez pas, usuellement3.
Cette interprétation se heurta à de vives controverses de la part d’Albert Einstein, pourtant à la base de la découverte de cette dualité, qui ne pouvait se résoudre à abandonner l’idéal classique détruit à jamais par la mécanique quantique et la dualité onde – corpuscule continua d’alimenter les discussions pendant plus de soixante-dix ans.
Le point de vue de Copenhague se heurtait à une question, à savoir le fait que lors d’une mesure, un processus mystérieux appelé « réduction » efface les superpositions d’états ; de la sorte, est dénié à l’appareil de mesure le statut d’objet quantique.
Les physiciens soviétiques adoptèrent totalement le point de vue de l’École de Copenhague mais Lev Landau et Evgueni Lifshitz notent néanmoins : « La mécanique quantique ne peut être considérée comme une théorie complète : elle nie la mécanique classique mais a besoin d’elle pour être fondée »4.
Le physicien soviétique Wladimir Fock suggéra que le mot « particule » prêtait à confusion ; on avait affaire au niveau microscopique à des objets de type nouveau pouvant avoir, selon les circonstances, des caractéristiques corpusculaires et des caractéristiques ondulatoires.

L’affaire du chat de Schrödinger5

Un chat est enfermé dans une boîte close avec un appareil contenant un dispositif qui, dès qu’il détecte une désintégration radioactive, tue le chat (fig. 2). Par exemple un compteur Geiger relié à un marteau cassant une fiole d’acide cyanhydrique. On suppose que la désintégration a une chance sur deux d’avoir lieu en une minute. Tant que l’observation n’est pas faite, l’atome se trouve a priori dans deux états à la fois et le chat dans l’état combiné « mort » et « vivant » ; seule l’ouverture de la boîte déclenche le choix entre les deux états.
Un paradoxe analogue mais moins frappant pour un public non initié fut imaginé par A. Einstein, B. Podolsk et N. Rosen (1935).
Pour se rendre compte de la prouesse intellectuelle réalisée, il convient de se référer à  notre note issue de Wikipédia (qui retarde maintenant)6.
Personne ne peut voir d’interférences entre un chat vivant et un chat mort. Personne n’a vu ni ne peut voir une boule de billard passer par deux trous en même temps.
Nous tentons de condenser sans distorsion les conclusions de l’article original7.
Qu’est-ce qui pouvait provoquer la disparition des interférences lors de la mesure ? Ceci conduisit à des conceptions faisant émerger la mécanique classique à partir de la mécanique quantique. Celles-ci mirent au jour la difficulté d’éviter que l’environnement ne capte une partie de l’information du système notamment si un grand nombre de particules viennent à interagir lors du processus de mesure. Ces idées appelées « décohérence » conduisant à rétablir une continuité entre univers classique et quantique, il restait à les valider expérimentalement.  
«  L’absence d’interférences est expliquée par la réduction qui transforme la superposition schizophrénique en une réalisation aléatoire soit d’un chat vivant en présence d’un atome excité, soit d’un chat mort en présence d’un atome désexcité. On dit alors que le chat est dans un mélange statistique d’états ».

Travaux de Serge Haroche
et son équipe

« Mais la question se pose de savoir quand et comment se produit cette réduction ; est-elle réellement instantanée ? N’existe-t-il pas un court intervalle de temps où les interférences restent observables ? »
Deux « expériences » de natures distinctes  ont permis de répondre à ces questions ; l’une d’elle est due à l’équipe de D. Weinland et l’autre, à l’équipe du laboratoire dirigé par Serge Haroche, rue d’Ulm (le prix Nobel de physique en 2012 a été attribué aux deux équipes) ; dans cette expérience on observe en outre le moment où les interférences disparaissent.
C’est ici qu’intervient le piège à photons capable d’isoler quelques photons, ce qui suppose l’utilisation de la supraconductivité, ainsi que la génération de températures proches du zéro absolu (à cette température les pertes d’information deviennent très lentes).
Ces expériences permettent de concevoir qu’un chat, système constitué d’un nombre gigantesque de particules quantiques, perd sa cohérence en un temps infiniment court.
De ce fait, il n’y a heureusement pas de raison d’essayer de voir si un chat peut réellement être dans un état mixte vivant et mort.
L’interprétation de Copenhague est ainsi totalement validée, et à la suite de cette validation le dernier mystère de la mécanique quantique s’effondre.
 L’histoire se poursuit mais, on l’espère, l’introduction de cet article apparaîtra en pleine lumière , même si demeurent des questions épistémologiques que cet article n’a pas l’intention de traiter. n

1- Champ de force : en tout point de l’espace, la force agissante est connue complètement
2 -Une table est un système classique, un électron, un système quantique.  
3 - En tout cas avec moi ça ne marche pas.
4 -Il faudrait ici un long commentaire que nous ne pouvons donner ; la négation ici est totale ; ce n’est en aucun cas celui de la théorie de la relativité (restreinte ou générale) qui nie la mécanique de Newton, a besoin d’elle pour être fondée mais constitue un DEPASSEMENT de celle-ci   
5 - L’auteur de l’article adore les chats et attire l’attention des lectrices sur le fait qu’il ne s’agit que d’une, certes cruelle, expérience de pensée. Personne n’aurait l’idée de soumettre un chat à une pareille torture.
6 - Cette expérience n'a jamais été réalisée, car : les conditions techniques pour préserver l'état superposé du chat sont très difficiles, tout à fait irréalisables pour plus de quelques molécules ;
En fait, le passage à l'échelle macroscopique que représente le chat par rapport aux quelques molécules est le principal intérêt de l'expérience de pensée (ce n'est pas une question sur le vivant) ; le rôle du chat serait parfaitement réalisé par un interrupteur ;
Et même si ces conditions sont atteintes, il s'agit d'une pure expérience de pensée, apparemment non réalisable même en principe. En effet, on ne pourra jamais mettre en évidence directement, ou mesurer, que le chat est à la fois mort et vivant car le fait d'essayer de connaître son état provoquera nécessairement l'effondrement de la fonction d’onde.
7-http://www.larecherche.fr/content/
recherche/article?id=19544#commentaires

 

*Olivier Gebuhrer est mathématicien.
Il est maître de conférences honoraire à l’université Louis-Pasteur de Strasbourg.

La Revue du projet, n° 24, février 2013

 

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le 03 février 2013

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