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Les années 70 à la mode ou le besoin de rouvrir la plaie, Gérard Streiff

Le dernier film d'Olivier Assayas, Après mai, en est un signe parmi d'autres : il est volontiers question aujourd'hui de la décennie 70 dans la presse, les arts, les spectacles, la littérature. Nostalgie d'un « âge d'or » de la contestation ou convergence d'aspirations ? Une chose est sûre : il existe une forte envie de (re-)connaître cette époque.
               
La chose se dit et se répète : les années 70 seraient à la mode. Briscard du journalisme, directeur adjoint du Monde, Didier Pourquery est de ces mentors qui sentent (et font) l’air du temps ; il écrivait le 12 novembre dernier : « On me dit que les décennies 1970 (et 1980) reviennent à la mode, qu’une certaine nostalgie de ces années-là flotte dans l’air. » On ne sait pas très bien si le bonhomme s’en félicite ou le regrette mais il en prend acte. Autre gourou, Serge July signait fin novembre une longue tribune, dans le même journal, intitulée « 1973, matrice de notre modernité ». Tout ce qui constitue notre quotidien (politique, économie, technologie, international) serait né, à l’entendre, cette année-là… Autre exemple encore : Le Figaro proposait dernièrement une enquête, en pages culture, sur : « Années 1970, la nouvelle nostalgie ». Le chapeau précisait : « Cet âge d’or de la liberté d’expression connaît actuellement un regain d’intérêt » ; et le même organe publiait un sondage : « Êtes-vous nostalgique des années 70 ? ». Le résultat (les sondés étant les lecteurs internautes) donnait 61,36 % de oui, 38,64 % de non ! Bref, l’affaire est entendue, les seventies ont la cote.
Cela se manifeste de diverses manières. Parfois, on repasse tout simplement le programme de ces années-là. On réécoute, en boîte ou au spectacle, Abba, les Bee Gees ou Joe Dassin. On « biographise » des figures de l’époque, tel Jean Yanne, raconté par Bertrand Dicale (« À rebrousse-poil », chez First) ou Carlos ou Mesrine ou Spaggiari ou Baader ou Angela Davis… On re-visionne des films cultes de la décennie. La 23e édition du festival international du film d’Histoire de Pessac vient de porter sur « les années 70, le grand tournant » et on a pu y voir ou revoir Forman, Kazan, Scorsese, etc. (voir encadré). Dans certaines galeries, on expose et on vend du mobilier de ce temps (comme la galerie XXO de Romainville).

Plus significatif peut-être, des créateurs retravaillent aujourd’hui ces années-là. C’est vrai en littérature. Il y a eu plu­sieurs romans, superbes, signés par d’an­­ciens militants d’extrême gauche comme Maos de Morgan Sportes, L’organisation de Jean Rollin, Tigre de papier d’Olivier Rollin, La rage au cœur de Gérard Guégan, Déclassés de Jean-François Bizot. Ces derniers mois, deux femmes (enfin !) reviennent sur les seventies avec talent. La grande bleue de Nathalie Démoulin (La brune) est un roman mélancolique sur la vie d’une ouvrière, Marie, entre 1967 et 1978, du côté de Besançon. Belle occasion de revisiter les grèves de Rhodiaceta (1967) puis le mouvement des Lip. C’est un livre, dit l’éditeur en quatrième de couverture, sur « le passage de l’utopie à la crise ». À la fois un point de vue de femme et un récit vu de l’usine, la chose est rare. Autre auteure remarquée, Claudie Hunzinger : dans La survivance, elle raconte l’errance d’aujourd’hui d’un couple de libraires en faillite qui reprennent le chemin de la ferme, une expérience déjà tentée par eux dans les années 70.
C’est vrai au cinéma. On a pu voir ces derniers mois Tous au Larzac de C. Rouaud ; un polar sur le gang des Lyonnais d’Olivier Marchal ; Après mai, déjà cité, d’Olivier Assayas. Dans L’Humanité, le critique Jean Roy dit très justement de ce dernier film : « Il nous a paru totalement désabusé dans sa reconstitution de la perte des illusions mais nous a semblé simultanément fascinant dans le besoin qu’a l’auteur de rouvrir la plaie des causes perdues ».

Mais quel est ce besoin de rouvrir la plaie ? Car il s’est produit, ces années-là, le pire et le meilleur, Pinochet au Chili et la Révolution des Œillets au Portugal, la victoire du Vietnam sur l’ogre américain et le « goulag », le génocide au Cambodge et le programme commun, la mort de Franco et les dictatures d’Amérique latine, la mise en musique du Canto General de Neruda par Theodorakis et Mike Brant, la crise qui pointe son nez (les fameux chocs pétroliers) et l’IVG enfin autorisée. Délégué général du Festival de Pessac, Pierre-Henri Deleau écrit : « Partout le monde, diversement et parfois contradictoirement, craquait. Lentement mais sûrement, l’histoire changeait : le temps du doute et de l’incertitude s’installait. » Dans l’imaginaire collectif, en France singulièrement, reste vivace le souvenir d’un temps d’esprit critique, de contestation, de rêve et d’utopie. On peut y voir quelques passerelles avec la situation d’aujourd’hui : un monde qui craque de partout ; le sentiment que les choses ne peuvent rester en l’état ; une envie (contrariée) de remise en cause.
 

Une interprétation disputée

Cette mémoire, qui sent le soufre, est importante. Les zélotes de la pensée unique, déjà, s’affairent, installent des pare-feu, disputent l’interprétation de cette « mode ». Rebondit le débat de 2008 sur l’anniversaire de 1968. Il s’agit d’amoindrir la portée des souvenirs, de rabougrir l’événement, de rapetisser le réel. Serge July, chef trois plumes de la tribu qui passa du col Mao au Rotary (gloire à Guy Hocquenghem !), attaque ainsi son article, déjà cité, sur 1973 : « En France, il y aura deux après-mai. Un après-mai gauchiste et un après-mai socioculturel. Le premier dure jusqu’à la mort en 1972 de Pierre Overney. Ce gauchisme de masse va finir par s’autodissoudre au profit de l’autre. La révolution prolétarienne n’était pas dans les gènes de 68. Ce n’était pas la veille du Grand soir mais le petit matin des amours hier encore interdites. L’autre après-mai, culturel, sociétal, musical, libérateur, féminin, homosexuel et individualiste, triomphe. » Cette vision est partielle, et partiale. Il y a bel et bien eu deux après-mai, deux grands courants d’idées qui ont cohabité durant cette décennie où la droite giscardienne était au pouvoir : un air du temps très attaché au commun, au collectif, à l’intérêt général, aux luttes (que July discrédite en le taxant « gauchisme » et de « Grand soir ») et un air du temps émancipateur et individualiste, hédoniste, égoïste, privilégiant la sphère privée. Ces mentalités n’étaient pas forcément contradictoires, elles auraient très bien pu se compléter. Les choses ne se sont pas passées ainsi. C’est la tendance July, égotiste, qui l’emportera et deviendra l’idéologie dominante sous l’ère Mitterrand, paradoxalement. L’énergie libératrice qu’elle pouvait incarner sera « détournée » pour asseoir un individualisme libéral (les prétendus liberalo-libertaires) de plus en plus décomplexé dont le sarkozysme sera une parfaite expression. Nous ne sommes probablement pas encore sortis de cette vague de fond libérale même si s’affirment des contestations nouvelles, des envies critiques, des remises en cause qui ont l’air de faire un clin d’œil à la décennie 70, de donner à ces deux « temps » une certaine familiarité. Il n’y a jamais de retour en Histoire et un remake seventies est hors sujet mais reste un besoin de rouvrir la plaie et de redécouvrir ce que fut cette époque, pour de vrai.

Quelques films des (ou sur les) années 70

Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, E. Petri, 1970
Taking off, M. Forman, 1971.
Les Visiteurs, E. Kazan, 1971.
L’an 01, J. Doillon, A. Resnais, J. Rouch, 1972.
César et Rosalie, C. Sautet, 1972.
Le Dernier Tango à Paris, B. Bertolucci, 1972.
Tout va bien, J.L. Godard, 1972.
La Maman et la Putain, J. Eustache, 1973.
1974, une partie de campagne, R. Depardon, 1974.
Emmanuelle, J. Jaeckin, 1974.
Nada, C. Chabrol, 1974.
Les Trois jours du Condor, S. Pollack, 1975.
Maman Kûsters s’en va au ciel, R.W. Fassbinder, 1975.
Taxi Driver, M. Scorsese, 1976.
L’Une chante, l’autre pas, A. Varda, 1977.
Apocalypse now, F.F. Coppola, 1979.
La Grande Bouffe, M. Ferreri, 1979.
La Déchirure, R. Joffé, 1985.
Né un 4 juillet, O. Stone, 1989.
Milou en mai, L. Malle, 1990.
Au nom du père, J. Sheridan, 1993.
Le Péril Jeune, C. Klapisch, 1994.
Générations, P. Rotman, 1998.
Capitaines d’Avril, De Medeiros, 2000.
Escadrons de la mort, MM Robin, 2003.
Buongiorno, notte, M. Bellochio, 2003.
Salvador Allende, P. Guzman, 2004.
Les Années Mao, B. Debord, 2005.
Les LIP, l’imagination au pouvoir, C. Rouaud, 2007.
Nés en 1968, O. Ducastel et J. Martineau, 2008.
(Le lecteur complètera)

La Revue du projet, n° 24, février 2013
 

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le 03 février 2013

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