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Partenaires sociaux, Michel Dreyfus*

Un regard historique montre combien cette expression ne rend pas compte de la réalité hier et aujourd’hui.

«P artenaires sociaux » : chaque mot, chaque expression ont un sens. Il faut faire attention à l’utilisation des termes employés. La terminologie n’est jamais neutre et bien au contraire, elle a une signification idéologique. La façon dont on désigne une réalité contribue à la définir. Employer l’expression de « partenaires sociaux » renvoie implicitement à l’idée selon laquelle le patronat et les organisations syndicales auraient les mêmes intérêts, les mêmes objectifs. Dans cette perspective, ils mettraient en commun leurs efforts pour aboutir à un but bénéfique pour tous : ce qui les rassemblerait serait bien plus fort que ce qui les divise.

Une expression discutable

Or toute l’histoire mais aussi l’examen de la réalité la plus actuelle montre combien cette vision des choses est discutable en ce qui concerne les mouvements sociaux. Depuis les débuts de la révolution industrielle vers 1820, l’histoire sociale française a été très largement conflictuelle. Interdiction avait été faite en 1791 par la loi Le Chapelier au monde du travail de s’organiser pour défendre ses intérêts. Cet interdit a duré près d’un siècle puisqu’il faut attendre 1884 pour que soient légalisés les syndicats. Ce refus étatique de l’organisation ouvrière a été pour beaucoup à l’origine de ces grandes explosions sociales qu’ont été la révolte des Canuts (1831-1832), les journées de juin 1848 et la Commune (1871). Cette histoire et le souvenir qu’en ont les premiers militants ouvriers expliquent qu’en France, le syndicalisme se soit d’abord construit contre l’État. N’oublions pas enfin que, jusqu’à la fin du XIXe siècle, ce dernier brille par son absence dans le social et intervient essentiellement sur le plan répressif.

Les choses commencent à changer après la Grande Guerre. Toutefois la conflictualité subsiste très largement et ce, sur une longue période. Les grandes explosions sociales de 1936 et, plus près de nous de 1968, sont très différentes par bien des aspects mais elles se rejoignent cependant sur un point : elles n’auraient certainement pas eu lieu si le patronat avait accepté de négocier sur les salaires et les conditions de travail avec les organisations syndicales. Mais en 1936, personne ne considère les syndicats comme des partenaires sociaux et il en est de même en 1968.

Tout n’a pas été obtenu par des luttes spectaculaires, loin de là : l’histoire sociale française a aussi été façonnée par des lois très importantes, votées « à froid ». Signalons les deux lois jumelles d’avril 1898, sur la mutualité et les accidents du travail, ainsi que celle de 1930, instaurant les Assurances sociales ; ce dispositif, on l’oublie trop souvent, ouvrira la voie quinze ans plus tard à la Sécurité sociale. Ce bref rappel montre qu’on ne peut s’en tenir à une vision uniquement conflictuelle de l’histoire sociale dans notre pays. Mais inversement évacuer complètement cette dimension, comme tend à le suggérer l’expression de partenaires sociaux, est tout aussi discutable.

Ce long passé se fait encore très lourdement sentir aujourd’hui. Force est en effet de constater que la conflictualité reste encore très vive, comme le montrent plusieurs épisodes récents. Le plus important et le plus spectaculaire est le Plan Juppé en 1995. Au mépris de toute concertation, un gouvernement s’efforce de « réformer » les régimes spéciaux ainsi que la Sécurité sociale, en passant en force. Dans cette démarche, où sont les partenaires sociaux ? On en mesure le résultat : le pays connaît le plus grand mouvement de grèves survenu depuis 1968. L’absence de concertation se manifeste également lors des différentes réformes sur les retraites menées en 2003, 2007, etc. L’équilibre nécessaire de la Sécurité sociale est difficile à obtenir : est-ce une raison pour procéder comme l’ont fait alors les différents gouvernements ? La conviction du patronat en ce qui concerne les partenaires sociaux est tout aussi problématique. Lorsque le gouvernement Jospin instaure à partir de 1999 les 35 heures, Jean Gandois représentant du Conseil national du patronat français (CNPF), l’ancêtre de l’actuel MEDEF, est contraint à la démission, en raison de sa supposée mollesse sur ce dossier. Il est remplacé par Ernest-Antoine Seillère qui ne cache pas sa volonté d’en découdre avec le gouvernement et surtout les syndicats en des termes qui n’évoquent nullement la notion de partenaires sociaux. Une fois de plus, les mots sont tout sauf neutres.

Une égalité entre patronat
et syndicats formelle

Enfin on peut s’interroger aujourd’hui, à l’heure où le chômage n’arrête pas de progresser depuis des mois, si l’expression de partenaires sociaux rend compte de la réalité. La crise s’est considérablement accrue depuis 2008. Elle met le monde du travail dans une position encore plus difficile, ce qui fait que toute égalité entre le patronat et les syndicats est formelle. La France connaît le taux de syndicalisation le plus faible d’Europe en raison de la profonde division de son mouvement syndical. Aussi ce dernier est plus que jamais sur la défensive parce que le poids de la crise et en particulier du chômage se fait sentir. Dans ces conditions, la situation n’est pas égale entre les syndicats et le patronat. Au risque d’employer un vocabulaire qui eut son heure de gloire mais qui est un peu passé de mode aujourd’hui, la lutte des classes reste plus que jamais d’actualité. Plus de huit millions de personnes sont touchées par la grande pauvreté en France et vingt-cinq millions dans toute l’Europe. Dans ce contexte, parler de partenaires sociaux est pour le moins réducteur. Le conflit n’est certainement pas la seule réponse à la situation et il faut se méfier de toute solution simpliste. Mais, répétons-le, il faut aussi faire attention à la façon avec laquelle on rend compte de la réalité.  

*Michel Dreyfus est historien. Il est directeur de recherche (CNRS/université Paris-I Panthéon-Sorbonne).

La Revue du projet, n° 24, février 2013
 

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Partenaires sociaux, Michel Dreyfus*

le 02 février 2013

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