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Le logement et la loi générale de l’accumulation capitaliste Par Karl Marx*

«Pour saisir la liaison intime entre la faim qui torture les couches les plus travailleuses de la société et l'accumulation capitaliste, avec son corollaire, la surconsommation grossière ou raffinée des riches, il faut connaître les lois économiques. Il en est tout autrement dès qu'il s'agit des conditions du domicile. Tout observateur désintéressé voit parfaitement que, plus les moyens de production se concentrent sur une grande échelle, plus les travailleurs s'agglomèrent dans un espace étroit ; que, plus l'accumulation du capital est rapide, plus les habitations ouvrières deviennent misérables. Il est évident, en effet, que les améliorations et embellissements des villes – conséquence de l'accroissement de la richesse – tels que démolition des quartiers mal bâtis, construction de palais pour banques, entrepôts, etc., élargissement des rues pour la circulation commerciale et les carrosses de luxe, établissement de voies ferrées à l'intérieur, etc., chassent toujours les pauvres dans des coins et recoins de plus en plus sales et insalubres. Chacun sait, d'autre part, que la cherté des habitations est en raison inverse de leur bon état [...]. Le caractère antagonique de l'accumulation capitaliste, et conséquemment des relations de propriété qui en découlent, devient ici tellement saisissable que même les rapports officiels anglais sur ce sujet abondent en vives sorties peu orthodoxes contre la « propriété et ses droits ».

Un baptême dans l’infamie

Au fur et à mesure du développement de l'industrie, de l'accumulation du capital, de l'agrandissement des villes et de leur embellissement, le mal fit de tels progrès, que la frayeur des maladies contagieuses [...] provoqua de 1847 à 1864 dix actes du parlement concernant la police sanitaire, et que dans quelques villes, telles que Liverpool, Glasgow, etc., la bourgeoisie épouvantée contraignit les municipalités à prendre des mesures de salubrité publique. Néanmoins, le docteur Simon s'écrie dans son rapport de 1865 : « Généralement parlant, en Angleterre, le mauvais état des choses a libre carrière ! » Sur l'ordre du Conseil privé, une enquête eut lieu en 1864 sur les conditions d'habitation des travailleurs des campagnes, et en 1865 sur celles des classes pauvres dans les villes. [...] Citons une observation générale du docteur Simon : « Quoique mon point de vue officiel, dit-il, soit exclusivement physique, l'humanité la plus ordinaire ne permet pas de taire l'autre côté du mal. Parvenu à un certain degré, il implique presque nécessairement une négation de toute pudeur, une promiscuité révoltante, un étalage de nudité qui est moins de l'homme que de la bête. Être soumis à de pareilles influences, c'est une dégradation qui, si elle dure, devient chaque jour plus profonde. Pour les enfants élevés dans cette atmosphère maudite, c'est un baptême dans l'infamie. Et c'est se bercer du plus vain espoir que d'attendre de personnes placées dans de telles conditions qu'à d'autres égards elles s'efforcent d'atteindre à cette civilisation élevée dont l'essence consiste dans la pureté physique et morale. »
C'est Londres qui occupe le premier rang sous le rapport des logements encombrés, ou absolument impropres à servir d'habitation humaine. Il y a deux faits certains, dit le docteur Hunter : « Le premier, c'est que Londres renferme vingt grandes colonies fortes d'environ dix mille personnes chacune, dont l'état de misère dépasse tout ce qu'on a vu jusqu'à ce jour en Angleterre, et cet état résulte presque entièrement de l'accommodation pitoyable de leurs demeures. Le second, c'est que le degré d'encombrement et de ruine de ces demeures est bien pire qu'il y a vingt ans. Ce n'est pas trop dire que d'affirmer que dans nombre de quartiers de Londres et de Newcastle la vie est réellement infernale. »
À Londres, la partie même la mieux posée de la classe ouvrière, en y joignant les petits détaillants et d'autres éléments de la petite classe moyenne, subit chaque jour davantage l'influence fatale de ces abjectes conditions de logement, à mesure que marchent les «améliorations », et aussi la démolition des anciens quartiers, à mesure que les fabriques toujours plus nombreuses font affluer des masses d'habitants dans la métropole, et enfin que les loyers des maisons s'élèvent avec la rente foncière dans les villes. « Les loyers ont pris des proportions tellement exorbitantes, que bien peu de travailleurs peuvent payer plus d'une chambre. » Presque pas de propriété bâtie à Londres qui ne soit surchargée d'une foule d'intermédiaires. Le prix du sol y est très élevé en comparaison des revenus qu'il rapporte annuellement, chaque acheteur spéculant sur la perspective de revendre tôt ou tard son acquêt à un prix de jury (c'est-à-dire suivant le taux établi par les jurys d'expropriation), ou sur le voisinage d'une grande entreprise qui en hausserait considérablement la valeur. De là un commerce régulier pour l'achat de baux près d'expirer. « Des gentlemen de cette profession il n'y a pas autre chose à attendre; ils pressurent les locataires le plus qu'ils peuvent et livrent ensuite la maison dans le plus grand délabrement possible aux successeurs.» La location est à la semaine, et ces messieurs ne courent aucun risque. Grâce aux constructions de voies ferrées dans l'intérieur de la ville, « on a vu dernièrement dans la partie est de Londres une foule de familles, brusquement chassées de leurs logis un samedi soir, errer à l'aventure, le dos chargé de tout leur avoir en ce monde, sans pouvoir trouver d'autre refuge que le Workhouse ». Les Workhouses sont déjà remplis outre mesure, et les « embellissements » octroyés par le parlement n'en sont encore qu'au début.
Les ouvriers chassés par la démolition de leurs anciennes demeures ne quittent point leur paroisse, ou ils s'en établissent le plus près possible, sur la lisière. « Ils cherchent naturellement à se loger dans le voisinage de leur atelier, d'où il résulte que la famille qui avait deux chambres est forcée de se réduire à une seule. Lors même que le loyer en est plus élevé, le logement nouveau est pire que celui, déjà mauvais, d'où on les a expulsés. La moitié des ouvriers du Strand sont déjà obligés de faire une course de deux milles pour se rendre à leur atelier. » Ce Strand, dont la rue principale donne à l'étranger une haute idée de la richesse londonienne, va précisément nous fournir un exemple de l'entassement humain qui règne à Londres. L'employé de la police sanitaire a compté dans une de ses paroisses cinq cent quatre-vingt-un habitants par acre [40 ares], quoique la moitié du lit de la Tamise fût comprise dans cette estimation. Il va de soi que toute mesure de police qui, comme cela s'est fait jusqu'ici à Londres, chasse les ouvriers d'un quartier en en faisant démolir les maisons inhabitables, ne sert qu'à les entasser plus à l'étroit dans un autre. « Ou bien il faut absolument, dit le docteur Hunter, que ce mode absurde de procéder ait un terme, ou bien la sympathie publique (!) doit s'éveiller pour ce que l'on peut appeler sans exagération un devoir national. Il s'agit de fournir un abri à des gens qui ne peuvent s'en procurer faute de capital, mais n'en rémunèrent pas moins leurs propriétaires par des payements périodiques. »

La justice capitaliste
Admirez la justice capitaliste ! Si le propriétaire foncier, le propriétaire de maisons, l'homme d'affaires, sont expropriés pour causes d'améliorations, telles que chemins de fer, construction de rues nouvelles, etc., ils n'obtiennent pas seulement indemnité pleine et entière. Il faut encore, selon le droit et l'équité, les consoler de leur « abstinence », de leur « renoncement » forcé, en leur octroyant un bon pourboire. Le travailleur, lui, est jeté sur le pavé avec sa femme, ses enfants et son saint-crépin, et, s'il se presse par trop grandes masses vers les quartiers de la ville où la municipalité est à cheval sur les convenances, il est traqué par la police au nom de la salubrité publique !
Au commencement du XIXe siècle il n'y avait, en dehors de Londres, pas une seule ville en Angleterre qui comptât cent mille habitants. Cinq seulement en comptaient plus de cinquante mille. Il en existe aujourd'hui vingt-huit dont la population dépasse ce nombre. « L'augmentation énorme de la population des villes n'a pas été le seul résultat de ce changement, mais les anciennes petites villes compactes sont devenues des centres autour desquels des constructions s'élèvent de tous côtés, ne laissant arriver l'air de nulle part. Les riches, ne les trouvant plus agréables, les quittent pour les faubourgs, où ils se plaisent davantage. Les successeurs de ces riches viennent donc occuper leurs grandes maisons; une famille s'installe dans chaque chambre, souvent même avec des sous-locataires. C'est ainsi qu'une population entière s'est installée dans des habitations qui n'étaient pas disposées pour elle, et où elle était absolument déplacée, livrée à des influences dégradantes pour les adultes et pernicieuses pour les enfants ».
À mesure que l'accumulation du capital s'accélère dans une ville industrielle ou commerciale, et qu'y afflue le matériel humain exploitable, les logements improvisés des travailleurs empirent. Newcastle-on-Tyne, centre d'un district dont les mines de charbon et les carrières s'exploitent toujours plus en grand, vient immédiatement après Londres sur l'échelle des habitations infernales. Il ne s'y trouve pas moins de trente-quatre mille individus qui habitent en chambrées. La police y a fait démolir récemment, ainsi qu'à Gateshead, un grand nombre de maisons pour cause de danger public. La construction des maisons nouvelles marche très lentement, mais les affaires vont très vite. Aussi la ville était-elle en 1865 bien plus encombrée qu'auparavant. À peine s'y trouvait-il une seule chambre à louer. « Il est hors de doute, dit le docteur Embleton, médecin de l'hôpital des fiévreux de Newcastle, que la durée et l'expansion du typhus n'ont pas d'autre cause que l'entassement de tant d'êtres humains dans des logements malpropres. Les maisons où demeurent ordinairement les ouvriers sont situées dans des impasses ou des cours fermées. Au point de vue de la lumière, de l'air, de l'espace et de la propreté, rien de plus défectueux et de plus insalubre; c'est une honte pour tout pays civilisé. Hommes, femmes et enfants, y couchent la nuit pêle-mêle. À l'égard des hommes, la série de nuit y succède à la série de jour sans interruption, si bien que les lits n'ont pas même le temps de refroidir. Manque d'eau, absence presque complète de latrines, pas de ventilation, une puanteur et une peste. » [...]
Suivant le flux et le reflux du capital et du travail, l'état des logements dans une ville industrielle peut être aujourd'hui supportable et demain abominable. Si l'édilité s'est enfin décidée à faire un effort pour écarter les abus les plus criants, voilà qu'un essaim de sauterelles, un troupeau d'Irlandais déguenillés ou de pauvres travailleurs agricoles anglais, fait subitement invasion. On les amoncelle dans des caves et des greniers, ou bien on transforme la ci-devant respectable maison du travailleur en une sorte de camp volant dont le personnel se renouvelle sans cesse. [...].
Dans son rapport du 5 septembre 1865, le docteur Bell, un des médecins des pauvres de Bradford, attribue, lui aussi, la terrible mortalité parmi les malades de son district atteints de fièvres, à l'influence horriblement malsaine des logements qu'ils habitent. […] « Est-il besoin d'ajouter que ces habitations sont des antres infects, obscurs et humides, tout à fait impropres à abriter un être humain ? Ce sont les foyers d'où partent la maladie et la mort pour chercher des victimes même chez les gens de bonne condition, qui ont permis à ces ulcères pestilentiels de suppurer au milieu de nous. »  n

*Extraits du chapitre XXV (« loi générale de l’accumulation capitaliste ») du livre I du Capital, 1867 (trad. Joseph Roy). Les notes infrapaginales n’ont pas ici été reproduites.

La Revue du projet, n° 21, novembre 2012

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le 14 novembre 2012

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