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Culture et communication, un mariage contre nature, Marie-José Mondzain*

Une alliance empoisonnée de ce qui touche au plus près le domaine de la sensibilité, du sens et de la création, du savoir et de la recherche avec les instances technologiques des flux et avec le marché de la performance et du profit.

N ous voici pour la énième fois dotés d’un ministre de la Culture et de la Communication… La formule est née en 1981 lorsque Mitterand associa sans que personne bronche les anciennes Affaires culturelles aux procédures, aux techniques et technologies de la communication. Désormais c’est une seule et même institution qui gère un budget chargé de subvenir aux besoins contradictoires et pourtant désormais inséparés de la Culture et de la Communication. Nous sommes en 2012, le syntagme « Culture et Communication », si nous ne le dénonçons pas, finira peu à peu par passer pour une redondance puisque toutes les opérations symboliques, tous les gestes créatifs, les productions de la pensée et les capacités critiques relèvent d’un même pas de la Communication. Toutes les gestes de la pensée et les figures bigarrées du désir sont soumises aux exigences des TIC (Technologies de l’information et de la communication). La chose semble aller de soi ; on ne l’interroge plus. Pourtant se fait entendre depuis des années le grondement insistant, le murmure douloureux de toutes celles et de tous ceux qui sont chaque année, de plus en plus maltraités, de tous ces sujets doués de parole, de pensée et de puissance créatrice et critique qui, dans le monde de l’art comme dans celui de la science et de l’éducation, ne cessent de revendiquer et de défendre l’autonomie irréductible de leur pratique à l’égard des réquisits des industries de l’information et de la communication. C’est le mariage contre nature de ce qui touche au plus près le domaine de la sensibilité, du sens et de la création, du savoir et de la recherche avec les instances technologiques des flux et avec le marché de la performance et du profit. Nous réclamons leur divorce.
La Com’, c’est ainsi qu’on l’appelle, désigne en effet le règne technique et financier du pouvoir d’informer sur tout ce qui arrive, du pouvoir de définir le réel comme le probable, d’inscrire le nécessaire en déterminant l’impossible. Les experts de l’écran et les industriels de l’image imposent le lexique du commerce et posent sur leur pratique le masque de la démocratie, voire de la « culture populaire » alors que le pouvoir de la Com’ dissout méthodiquement toutes les ressources de la parole et de la pensée de ce qui fait justement advenir un peuple.

La paralysie de la pensée

Les experts des TIC organisent, avec les moyens remarquables de la balistique émotionnelle et d’une stratégie sans défaut, la paralysie de la pensée ; ils distribuent la jouissance et la terreur afin que nos lendemains aient forme de destin mondial sans alternative. Ce fameux « choc des cultures » nous prive de toute culture, à commencer par la nôtre.
Mais la Communication ne gère pas que le malheur, elle se veut aussi gestionnaire du bonheur. À côté du champ des catastrophes, elle doit organiser la liesse collective, les commémorations où se mêlent la rhétorique du deuil et celle de l’immortalité, les divertissements consolateurs ou le culte massifié du patrimoine. Autant d’opérations qui sont supposées produire du partage puisqu’elles rassemblent les consommateurs de l’info, les clients du marché des choses et le public de tous les spectacles de l’entertainment. Telle est la tâche des industries de programme.
Aujourd’hui le maître-mot de la Com’ c’est La Crise. C’est elle qui, digne de la majuscule, fait l’objet d’une communication aussi radicale que dévastatrice : il nous faut voir et savoir que le spectacle croissant de la misère, du chômage, de l’injustice et de la violence, tous les désespoirs, toutes les ruines ne sont que la figure moderne de la fatalité, d’une nécessité intrinsèque qui rendrait dérisoire voire réactionnaire toute volonté de transformer la matière résistante, aussi inerte qu’impalpable, du néocapitalisme mondialisé. La Crise exige deux choses : qu’on la supporte et qu’on l’oublie. La Crise, en termes de communication, est un état du monde qui produit un état des gens, leur mauvais état. Le passif vertigineux de la finance néolibérale demande à ses victimes d’être à leur tour passives et de préférence dans l’austérité. La Com’ donne des ordres destinés à nous faire accepter le désordre du monde. Il s’agit de nous convaincre que la crise n’est qu’une convulsion organique qui ne saurait en aucun cas être une crise de la culture elle-même. Il lui faut être à la fois supportée et non pensable. Pourtant il s’agit bien d’une véritable souffrance subjective, celle de tout vivant privé des ressources de sa parole, de la singularité de son désir et de sa relation intime à la dépense et à la gratuité. Mais la Com’ gère la circulation des signes comme on gère le commerce des choses et dans les institutions les responsables de la Culture adoptent à présent sans vergogne le lexique de l’évaluation, de l’audimat, de l’excellence et de la rentabilité pour soumettre l’art de chercher, de perdre et d’inventer aux lois de la concurrence et du marché. Le discours du maître ne fait qu’un avec le « discours du mètre ».
 

Qu’est-ce que la Culture ?

 « Voilà pourquoi votre fille est muette » ! Resterons-nous sans voix ? On se souvient de Lucinde, dans le Médecin malgré lui, qui feint d’avoir perdu la parole parce qu’elle refuse l’alliance que son père lui impose. Il faut absolument que le mutisme général souhaité et imposé par les communicants ne soit à son tour de notre part que feinte et ruse, car nous devons impérativement refuser le destin que nous réservent les programmateurs de nos pensées, de nos désirs et de nos rêves. En effet qu’est-ce que la Culture si ce n’est d’abord et avant tout la capacité respectée, déployée et sans cesse accrue offerte à chacun sans distinction, de prendre la parole, de s’approprier sa langue, de construire sa mémoire, mais aussi de décider des figures de l’avenir, de s’emparer de la plasticité du réel pour en faire surgir l’inédit, l’inouï et l’infinité des possibles. Qu’est-ce que la Culture si elle ne concerne plus notre aptitude à renoncer à la jouissance pour partager la joie ? Autrement dit, sans la culture ainsi définie, il n’est aucun partage de la pensée, aucune construction symbolique, aucune opération innovante. Sans elle le mot politique n’est plus qu’un terme exsangue et vide. Cependant, qu’il soit clair qu’en aucun cas on ne peut séparer la culture de toutes les activités cognitives, qu’elles soient scientifiques ou de simple information. Loin de réduire la culture aux opérations du rêve et de la fiction, le ministère de la Culture, s’il doit être associé à un autre secteur institutionnel, doit bien au contraire accompagner les opérateurs de l’Éducation, de l’Enseignement et de la Recherche. Ceux qui nous informent doivent être formés. Faire savoir, faire comprendre, ce n’est pas communiquer, c’est transmettre toutes les ressources acquises sous le régime d’un partage à la fois intellectuel et sensible, celui de la critique et du questionnement. Ni la culture, ni l’éducation ne sont affaire de vases « communicants ». Le champ de la mémoire, de la transmission, celui de la découverte et de la création sont inséparables. Ce sont là les sites de la dépense, de l’incertitude et du courage qui ouvrent à la transformation du monde et au surgissement de tous les possibles.
C’est au monde de la création, à celui de la pensée et à celui de la transmission des savoirs qu’il appartient de nous rendre les ressources de la transformation sociale et de la révolution politique. Car il faut bien admettre qu’un retour à la vie politique par les voies de la culture et de l’éducation ne peut être aujourd’hui qu’un projet révolutionnaire.

Retrouver la puissance des mots et des images

Il est important de saisir en quoi la crise actuelle, qui provoque la misère, le chômage et la ruine de pays entiers est désormais et plus que jamais une crise de la culture elle-même. Comment transformer un monde, comment même imaginer qu’il est transformable, quand le minerai inépuisable du possible est confisqué par les dispositifs d’une croyance collective en l’inéluctable et administré par les agents de l’information et du spectacle, tous experts de l’impossible. Nous pouvons refuser la rhétorique et la mise en spectacle du désastre inévitable et retrouver la puissance des mots et des images qui nous constituent en tant que sujets actifs de notre histoire. Ce sont les créateurs, les penseurs et les artistes qui ont le don de nous faire cette offre insigne et vigoureuse. Il appartient aux responsables de la Culture de les soutenir sans compter car ce sont eux qui nous permettent d’être libres, égaux et créatifs à notre tour. La Culture ne saurait être aux mains des comptables.
Voilà pourquoi il est urgent d’inscrire la possibilité du changement dans le refus explicite et militant de l’association asservissante de la Culture à la Communi­cation. Sans cette condition, nous ne pouvons qu’assister à une berlusconisation de la société tout entière dont l’Italie ne se relève pas, même après le départ de Berlusconi. Un des plus grands témoins et visionnaires de cet effondrement symbolique fut Pasolini qui décrivait jour après jour cette lente dégradation de la culture populaire, cet embourgeoisement paradoxal du regard de la misère sur elle-même qui allait conduire l’Italie vers l’actuel néofascisme du capitalisme mondial. Pasolini déplorait la dévoration de l’énergie du peuple par un marché cannibale. Il dénonçait la consommation du spectacle qui progressivement consommait les spectateurs eux-mêmes, alors qu’il célébrait, lui, dans ses films la liberté révolutionnaire qui habitait la poétique des corps et des mots. Il voyait avec autant de génie que de rage lucide et désespérée que l’Italie devenait le laboratoire européen de cette alliance empoisonnée de la Culture avec la Communication.
Si la Culture c’est-à-dire l’ensemble des dispositifs de transmission et de création, doit communiquer quelque chose, alors ce n’est rien d’autre qu’un mouvement, une énergie mobilisatrice, une force révolutionnaire qui fait appel, en chacun de nous tous sans distinction, à la croyance constituante en l’égalité et à la liberté. 

*Marie-José Mondzain est philosophe. Elle est directrice de recherches émérite au CNRS.

La Revue du projet, n° 20, octobre 2012
 

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Culture et communication, un mariage contre nature, Marie-José Mondzain*

le 11 October 2012

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