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Les jeux olympiques à la remorque de l'histoire. Entretien avec Patrick Clastres*

Igor Martinache : Quelles lectures peut-on faire de l'évolution des jeux olympiques modernes depuis 1896 ?

Patrick Clastres : Ceux-ci ont été souvent lus comme un miroir de la marche du XXe siècle, dans la mesure où ils ont épousé les fureurs du siècle, plus d'ailleurs que son progressisme : l'affrontement entre les démocraties et les régimes totalitaires au fil des années 1930, la longue « guerre froide » sportive, ainsi que les manifestations des Sud et des peuples opprimés. Le CIO (comité international olympique) a ensuite produit une lecture qui tendrait à faire croire que l'olympisme a servi la cause de la paix et du progrès humain. Or, si l'on examine les entrées comme les sorties de guerre notamment, on constate que c'est loin d'avoir été le cas. Au mieux, le CIO a été impuissant. Au pire, il a contribué à l’armement patriotique des corps et au ressentiment en excluant les nations jugées responsables des deux guerres mondiales. Ses initiatives diplomatiques, comme la constitution d'une équipe commune aux deux Allemagne ou aux deux Corée à Séoul, seront couronnées d'échec. Il n’aura pesé favorablement sur le destin des peuples qu’à son corps défendant comme dans le cas des athlètes noirs américains, exclus des Jeux de Mexico 1968 pour avoir levé un poing ganté de noir en faveur des droits civiques. Les jeux olympiques n'ont jamais été à la pointe du progressisme au XXe siècle. Ils ont toujours été à la remorque de l'histoire.

Igor Martinache : Qu'en est-il de l'association des peuples à l'organisation des jeux olympiques modernes ?

P.C. : Jusqu'à ceux de Stockholm en 1912, les jeux olympiques sont organisés parallèlement aux expositions universelles et commerciales. Les populations locales sont tenues à l'écart, au profit des seuls visiteurs. Mais il ne faut pas oublier que jusqu'à la guerre de 1914, les populations sont très faiblement sportives, et commencent à peine à s'intéresser aux spectacles sportifs. En fait, seules  les courses cyclistes et les combats de boxe sont vraiment populaires, et nombre de sports olympiques comme l’escrime, la lutte ou bien encore la gymnastique ne font pas recette. On assiste à compter des Jeux de Paris de 1924 à une progressive massification du spectacle sportif, mais sans véritable implication des populations dans l'organisation des Jeux. La rupture intervient véritablement avec les Jeux de Berlin en 1936 : des dizaines de milliers d'Européens et plusieurs millions d'Alle­mands  assistent aux compétitions, mais restent simples spectateurs. L'organi­sation est prise en charge par le comité d’organisation du pays concerné en lien avec le CIO et les gouvernements locaux. Le financement repose essentiellement sur les deniers publics, du moins jusqu'aux Jeux d’Atlanta en 1996. On assiste alors à la mise en place d'un nouveau modèle : les infrastructures lourdes sont prises en charge par les fonds publics, les collectivités locales et les États, tandis que les partenaires privés cherchent à dégager des bénéfices sur la billetterie et tous les à-côtés commerciaux. Ce modèle s'appuie, enfin, sur un troisième pilier qui le rend bénéficiaire : les milliers de « volontaires » désormais totalement intégrés au dispositif. Par leur engagement bénévole, ils contribuent à « l’olympisation des esprits » au moment où le CIO tente de lutter contre la « déprise sportive », c'est-à-dire le fait qu'un nombre croissant de jeunes des pays riches se détournent du sport compétitif et du spectacle des JO, comme l'ont montré de récentes enquêtes.

Igor Martinache : Existe-t-il selon vous un moyen d'enrayer les évolutions actuelles et de faire réellement des JO un instrument au service de la paix, des solidarités internationales et du développement du sport ?

P.C. : Comme je l'ai dit, à l'échelle du XXe siècle, les jeux olympiques n'ont pas été au service du progrès humain. On le voit dans le retard à intégrer les femmes et les minorités nationales, dans la mise à l'écart des athlètes handisport ou encore des seniors. Faut-il pour autant tout mettre par terre ? Comme l’art, le sport peut servir les grandes causes et les idéaux universels. Encore faut-il que le CIO et les CNO (comité national olympique) deviennent des instances démocratiques, directement représentatives des citoyens sportifs, et qu’ils soient intransigeants avec toutes les formes de discrimination en faisant appliquer la neutralité politique et la laïcité dans l’enceinte olympique. Et pour éviter que les jeux olympiques ne soient qu'une simple addition de championnats du monde et qu'ils restent le lieu d'un sépara­tisme archaïque, le CIO aurait tout intérêt à créer des épreuves mixtes de relais en athlétisme et en natation : des équipes nationales – quel plus beau symbole ? – seraient alors constituées de deux valides, deux handisport, et deux seniors, hommes et femmes à chaque fois. Je pense aussi que le CIO pourrait faire monter sur le podium, à côté des athlètes récompensés pour leurs performances sportives, d'autres champions élus par leurs pairs sur la base de leur éthique sportive et citoyenne. Peut-être aussi, pour rapprocher le sport de l’art, faudrait-il récompenser les prouesses esthétiques. Nous sommes en effet dans un espace qui est celui des symboles : ce serait une manière de promouvoir des modèles émancipateurs et de sortir d'une simple logique de performance objectivement mesurable qui risque d'amener les Jeux à leur perte.  Lorsque les sponsors vont prendre conscience que les jeunes générations ne sont plus devant leurs écrans, ils risquent de s'en détourner pour financer des jeux bioniques, des jeux des surhommes. Le CIO serait ainsi ironiquement victime de la marchandisation et du pacte avec les firmes multinationales que ses dirigeants ont eux-mêmes décidés au seuil des années 1980 sous la houlette de Juan Antonio Samaranch.

*Patrick Clastres est historien, professeur de première supérieure à Orléans. Il est l’auteur, notamment, de Jeux olympiques. Un siècle de passions, Les quatre chemins, 2008.

 

La Revue du projet, n° 18, juin 2012

 

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le 04 juin 2012

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