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« Votez utile ! Votez pour moi ! » Petite histoire d’une expression, Simon Desmarest*

Pourquoi les partis politiques appellent-ils désormais au vote utile au point d’en faire un argument de campagne ? Apparent fruit du « traumatisme politique » du 21 avril 2002, le vote utile s'avère être en réalité une expression bien plus ancienne, utilisée dès les débuts de la Ve République.

N euf mars 2012, France 3. François Bayrou est l'interviewé du jour. « Le seul vote utile c'est moi » lâche-t-il au milieu de l'entretien. Cinq jours plus tard, le 14 mars, dans un entretien accordé à La Provence, François Hollande lance : « la dynamique du premier tour est décisive pour l'emporter. Aucune voix ne doit manquer », élégante manière d'appeler au vote utile en faveur du PS.

1962 - 1974 : un vote utile implicite

Le « vote utile » sous-tend l'idée du  rassemblement contre une force politique adverse. C'est donc un phénomène bien plus ancien que l'expression elle-même. C'est à partir de 1962 que la pratique du « vote utile » se met en place dans l'élection présidentielle, le général De Gaulle ayant décidé que le président de la République serait dorénavant élu au suffrage universel direct. Ce choix va modifier en profondeur la compétition politique. La première élection présidentielle au suffrage universel direct (depuis 1848) a lieu en 1965. L'expression de vote utile n'y est pourtant pas utilisée et ce, pour trois raisons :

 

• il n’y a que six candidats au premier tour : François Mitterrand, Charles De Gaulle, Jean-Louis Tixier-Vignancour, Jean Lecanuet, Pierre Marcilhacy et Marcel Barbu ;

 

• la campagne présidentielle se fait sans grand concours télévisé, et les candidats les moins connus – Marcilhacy, Barbu et Tixier-Vignancourt – ne disposent pas d'un espace médiatique suffisant pour se faire connaître face à un De Gaulle, un Lecanuet ou un Mitterrand ;

 

• en 1965, la gauche présente un candidat unique, sorte de pratique « anti-vote inutile ». Toute la gauche s'est rangée derrière François Mitterrand, ce qui permet d'affirmer que déjà en 1965, la tentative d'écarter toute candidature inutile est réfléchie. Cette expression n'est donc pas utilisée mais la gauche a effectivement un comportement de « vote utile » qui ne dit pas son nom. Le candidat le laisse d'ailleurs entendre lui-même : «  je suis candidat contre le général De Gaulle, contre lui seul, car lui seul compte à droite. […] je suis le candidat de la gauche, […]  je suis le candidat de toute la gauche ».
Cette logique est martelée avec constance par François Mitterrand. Ainsi, en 1970 encore, en vue des prochaines élections législatives : « Je pense que tout doit être fait pour maintenir l'union de la gauche, pour rassembler les socialistes, et pour, liquidant tous les sectarismes inutiles, appeler la majorité des Français à 'changer de bord'. »

Mais l'unité de la gauche se fissure et la formation de François Mitterrand ne fait pas l'unanimité en 1969. Se présentent alors une pluralité de candidats de gauche – cinq sur les sept candidats. C'est sans doute lors de ces élections que l'expression, directe ou détournée, de « vote utile » trouve ses fondements. Michel Rocard lance ainsi un appel le 27 mai 1969 : « voter utile, c'est voter pour un avenir socialiste. » Mais cet appel est vivement critiqué le soir du second tour par un journaliste de l'Humanité qui lui reproche d'être un « candidat de division ». Jacques Duclos, le candidat du PCF en 1969, expliquait en effet la veille du premier tour qu'il « est absolument indispensable que la gauche soit présente à ce 2e tour de scrutin. Et elle ne peut l'être qu'en ma personne. […] J'appelle tous ceux qui veulent quelques changements dans la société  à [voter pour moi] dès le premier tour de scrutin. »
 

1974 - 1988 : la cristallisation et la routinisation de l'emploi du terme vote utile

 

Il est intéressant de remarquer que parallèlement à l'essor du vote utile en France, apparaît dans les années 1970 la théorisation de ce phénomène par l'intermédiaire des Américains, Allan Gibbard et Mark Sattherwaite, sous le nom de tactical voting [vote tactique]. Dès lors, les théories de l'individualisme méthodologique utiliseront beaucoup ce paradigme de sociologie électorale.
En outre, l’expression figée commence à cristalliser : Michel Rocard parle en 1973 à la télévision de « vote utile ou efficace » pour expliquer son échec.

C'est en fait l'élection présidentielle de 1974 qui est fondamentale pour la construction de cette expression. On peut le remarquer en observant trois phénomènes :

 

1) après avoir été éliminée dès le premier tour en 1969, la gauche décide à nouveau de se regrouper et de ne présenter qu'un candidat – François Mitterrand. Là encore, la stratégie de l'utilité d'une seule candidature se déploie : la logique du « vote utile » liée au mode de scrutin lui-même joue à plein ;

 

2) mais ce qui fait des élections de 1974 un événement fondamental pour le « vote utile » c'est aussi que la droite est, cette fois, divisée : Valéry Giscard d’Estaing le dispute au gaulliste Jacques Chaban-Delmas, successeur en titre de Georges Pompidou, décédé en avril 1974. Le gaulliste veut jouer sur le « vote utile » face à son concurrent, en s'appuyant sur la rhétorique gaullienne du « rassemblement ». Il dit par exemple en avril 1974 : « Il m'est apparu que ma candidature était indispensable, pour barrer la route aux candidats du parti socialiste et du PCF » ; quelques jours plus tard : « ne tombez ni d'un côté ni de l'autre... ». Mais lors de la soirée post-électorale de 1974, Pierre Charpy, journaliste à La Nation, dira que Chaban-Delmas « a beaucoup souffert des conditions dans lesquelles cette campagne s'est engagée […] autour des thèmes de l'unité de candidature, le bon, le mauvais candidat ». Le pari de Chaban-Delmas est donc perdu malgré sa campagne autour de l'utilité de sa présence.

 

3) Jean-Marie Le Pen essaie lui aussi de se faire une place dans l'échiquier politique à droite de Giscard d'Estaing.

 

Le FN du statut de victime du vote Utile à celui de prétendant au vote utile

 

Le Front National joue aussi sur le terrain du vote utile en se montrant hostile à la gauche et très opposé à la droite. Jean-Marie Le Pen regrette ainsi amèrement le « vote utile » en faveur de Pompidou en 1974 : « un certain nombre d'électeurs ont jugé utile, et plus intelligent, tactiquement, de voter pour M. Giscard d'Estaing en essayant de barrer la route au marxisme. » Il déplore que les électeurs n'aient pas « voté pour leurs idées. » (Le Pen, 19/04/1974).    
Le « vote utile » permet ainsi de comprendre une part de l'ascension du FN et de sa dynamique depuis sa création. Toutefois, les élections « intermédiaires » des années 1980 – européennes (1984) et cantonales (1985) – ne sont pas propices au « vote utile », l’enjeu d’une élimination du second tour étant inexistant du fait même du mode de scrutin (proportionnelle d’une part et qualification pour le second tour au-dessus d’un seuil et non par élimination des candidats arrivés en-deçà de la deuxième position). Le FN s’étant imposé au point de rassembler 14,8% des voix en 1988, il utilise dès lors à son profit le « vote utile » jusque-là déploré. Ainsi, en 1995, Le Pen appelle l’électeur de Philippe de Villiers à « voter utile […] pour reporter ses voix sur le candidat bien placé », c'est-à-dire le FN. Ce parti passe donc de victime du vote utile (1974) à celui de prétendant au vote utile (1995). Grâce aux appels au vote utile, ou, au contraire à « voter pour ses idées », on entrevoit peut-être la force d’un parti dans le champ politique à un moment donné.

1974 et la cristallisation du syntagme

Revenons aux élections de 1974, moment où cristallise l'expression « vote utile » qui sera dès lors utilisée pour appeler à voter pour son parti, principalement lorsqu’on est annoncé en tête de son camp, voire pour expliquer une défaite. Il semble donc qu'à partir de cette date, l'expression se soit institutionnalisée dans le débat. Elle devient donc commune et employée très fréquemment. Deux exemples lors des élections présidentielles de 1981 et de 1995.
En 1981, la dynamique d'alliance à gauche fonctionne, mais au détriment du PCF. Georges Marchais, candidat communiste, n'est pas qualifié au second tour. Le soir même, interrogé par la télévision, il déclare : « je comprends, évidemment je regrette [… que] les électeurs aient pensé qu'il fallait voter utile et au premier tour se débarrasser de Giscard. »    
Second exemple, en 1995, Robert Hue est alors le candidat du PCF. À l’occasion d'une interview accordée à Antenne 2 le 19 avril 1995, le commentaire indi­que que « Robert Hue entend çà et là les appels répétés au vote utile. La présence d'un candidat de gauche au second tour serait l'enjeu. »

 

La cristallisation, l'évolution et l'installation du syntagme « vote utile » depuis cinquante ans se révèle ainsi très intéressante dans la mesure où elle constitue un indice pour comprendre l'histoire de la vie politique qui se polarise autour de l’élection présidentielle au suffrage universel direct, uninominal et ne retenant, pour le second tour que les deux candidats arrivés en tête au premier. Parallèlement, on constate que les argumentaires des principales forces politiques soulignent de plus en plus en l'utilité de leur candidature et/ou de leur parti, comme s'il s'agissait d'une justification de leur présence dans la compétition politique.

Le vote utile possède donc une double acception et donc une double dynamique : l'unification derrière le favori face à un adversaire commun appelle le vote utile pour fortifier un camp contre un autre ; les « dissidents » par contre, eux, l'emploient occasionnellement, à contre-pente,  comme en 1969 (Rocard) ou encore en 1974 (Le Pen) pour marquer une candidature du sceau de l'originalité : votre vote pour moi est utile, car il permet à de nouvelles idées d'arriver au pouvoir. 

*Simon Desmarest est étudiant en histoire et en sciences politiques à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

La Revue du Projet, n° 16, avril 2012
 

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« Votez utile ! Votez pour moi ! » Petite histoire d’une expression, Simon Desmarest*

le 04 avril 2012

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