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Vers une société post-croissance ? Jean Gadrey*

Pour contrer les risques écologiques qui commencent déjà à exercer leurs effets, il faut engager un virage antiproductiviste, une transformation radicale des modes de production et de consommation, et une forte réduction des inégalités. Il faudra quelques années pour y parvenir, mais il y a urgence à enclencher le processus.

On peut trouver bizarre qu’un économiste puisse, en pleine crise, remettre en cause le besoin de croissance « pour en sortir ». Je vais pourtant le faire dans ce texte, avec toutefois une importante nuance par laquelle je commence. Si en France (et en Europe), la croissance est nulle ou négative en 2012 ou 2013, il est certain que ce sera socialement grave, même dans l’hypothèse (souhaitable) de politiques de RTT. Ce sera grave aussi pour les dettes publiques et pour les investissements de la « transition écologique et sociale », même avec une réforme fiscale indispensable allant chercher l’argent là où il est. Pourquoi ? Parce qu’on ne quitte pas comme cela un régime productiviste, pas plus qu’on ne quitte instantanément la prééminence de la voiture et des camions dans les transports, l’agriculture conventionnelle, la vie dans des logements qui sont des passoires à calories, ou la domination de la grande distribution.  On aura probablement encore des gains de productivité (faibles : leur diminution est une tendance lourde depuis plusieurs décennies) pendant quelques années, certains soutenables et souhaitables, la plupart non (je m’en explique dans mon livre), sauf crise énorme, récession forte, etc. ce qu’on ne peut pas exclure mais pas souhaiter non plus.  Ma position est que, pour contrer les risques écologiques qui commencent déjà à exercer leurs effets, il faut engager un virage antiproductiviste, une transformation radicale des modes de production et de consommation, et une forte réduction des inégalités. Il faudra quelques années pour y parvenir, mais il y a urgence à enclencher le processus.

 

Une  nouvelle trajectoire

 

La nouvelle trajectoire qu’il faut viser après le virage devra abandonner « la loi de la croissance socialement nécessaire ». Michel Husson a démontré (« croissance sans CO2 », que l’atteinte des objectifs du GIEC est incompatible avec la poursuite de la croissance. Tim Jackson aboutit dans son livre  Prospérité sans croissance à des conclusions identiques. Les arguments de mon livre vont dans le même sens. Mais l’abandon de l’impératif de croissance peut avoir d’appréciables contreparties en bien-être présent et futur, y compris en termes de création d’emplois. Car – je consacre plusieurs chapitres à cette question centrale – l’enjeu majeur à moyen et long terme va devenir la « croissance » de la qualité et de la durabilité des produits et des processus, nouvelle source de production de valeur ajoutée durable et donc de travail et d’emplois utiles. Il faut y ajouter l’autre moteur de l’emploi qu’est la RTT équitable : c’est depuis deux siècles le meilleur antidote au productivisme. La RTT a historiquement permis de limiter l’accumulation de marchandises et d’affecter une part importante des gains de productivité pour créer des emplois et vivre mieux.Selon toute probabilité, la croissance va d’ailleurs prendre fin dans les pays riches quoi que l’on fasse, dans le prolongement d’une tendance historique impressionnante (graphique).

  Il serait sage d’anticiper plutôt que de subir.Une non croissance (ou une décroissance) des quantités globales peut être compatible, au moins pendant une période de transition, avec une progression de la valeur ajoutée monétaire produite et de l’emploi s’il faut nettement plus de travail pour produire des quantités « propres » (soutenabilité écologique et sociale, développement humain soutenable…) que des « sales », même avec une décroissance négociée (reconversion, maintien des salaires et des qualifications dans le bassin d’emploi) dans les secteurs les plus « polluants ». Voici un exercice illustratif dans le cas de la France, prenant appui sur quelques scénarios existants, sur des perspectives à vingt ans.   En vingt ans, sans croissance globale des quantités, moyennant des innovations majeures non productivistes, on pourrait envisager d’ajouter plus de quatre millions d’emplois dans les domaines suivants :   • Agriculture « propre » et moderne de proximité, forêts : + 150 000 emplois ;   • Énergies renouvelables, isolation thermique, économies d’énergie, recyclage, relocalisations partielles : + 700 000  à 1 million ;   • Transports et mobilité, commerces de proximité : + 500 000 ;   • « Services de bien vivre » associés à des droits : petite enfance, personnes âgées ou handicapées, soins, social, éducation, environnement : 1,5 million d’emplois « décents » ;   • RTT équitable, vers les 32 heures : + 1 million. Cet exercice, qu’il faudrait consolider sur la base de travaux collectifs, tend à  montrer qu’il y aurait plus d’emplois utiles à attendre des services de bien vivre et de la RTT que des politiques centrées sur la seule « conversion écologique » de la production (les fameux « emplois verts »).   *Jean Gadrey est économiste, professeur émérite à l’université Lille-I.   Dernier livre paru, Adieu à la croissance, bien vivre dans un monde solidaire, Alternatives économiques/Les petits matins, 2011.   La Revue du Projet, n° 14, février 2012

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Vers une société post-croissance ? Jean Gadrey*

le 16 février 2012

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