Que peut nous apprendre encore, aujourd’hui, cette incursion dans le passé médiéval des pays de l’Europe occidentale ? Certainement à réfléchir sur la complexité d’une histoire qui aboutit au XIXe siècle à la domination du capitalisme, y compris dans ses formes les plus récentes de mainmise financière sur les sociétés du XXIe siècle.
Précisons d’abord que du XIIIe à la fin du XVe siècle, soit la seconde moitié du Moyen Âge, l’Europe envisagée se veut la Chrétienté catholique, unissant des pays certes frères, mais qui se battaient autant contre l’Infidèle musulman qu’entre eux. Que signifie passé médiéval ? En Italie et en Allemagne divisées politiquement, comme dans les royaumes de France, d’Angleterre ou ceux d’Espagne, le monde ici-bas était organisé selon une hiérarchie déclarée intangible car voulue par Dieu. Il y avait ceux qui priaient, le clergé, ceux qui combattaient les nobles et ceux qui travaillaient, tous les autres. Le premier ordre avait pour fonction d’aider les hommes à faire leur salut, le deuxième de les défendre par les armes et le troisième par son labeur permettait aux deux premiers d’exercer leur fonction. Si chacun restait à sa place et accomplissait ses tâches, tout allait pour le mieux. Il faut remarquer que cette organisation idéale supposait que chaque ordre était solidaire des deux autres et qui si l’un venait à manquer à ses devoirs il était d’autant plus coupable qu’il était considéré comme supérieur. C’est ce qui, en France anima les révoltes urbaines et populaires fondées sur les reproches adressés au deuxième ordre qui avait failli à sa tâche de défense du royaume vaincu deux fois à Crécy en 1346 puis à Poitiers en 1356. Rappeler la logique de cette idéologie très forte est nécessaire, cependant, concrètement, les sociétés s’intégraient mal dans ce schéma qu’il a fallu adapter au fur et à mesure. Une des difficultés majeures qui se révélaient était la place, parmi le troisième ordre de ceux qui commerçaient, gagnaient de l’argent, en prêtaient ou s’en servaient pour faire travailler les artisans et ouvriers dans les villes qui s’étaient développées dans tout l’Occident. Cette élite urbaine était-elle rabaissée dans la masse des travailleurs ou fallait-il lui faire une place dans le petit monde de ceux qui gouvernent ? La bourgeoisie moderne a pris ses racines dans ce milieu neuf, urbain et marchand, mais plein de contradictions.
La domination bourgeoise était-elle légitime, inévitable et indépassable ?
Les historiens pendant tout le XIXe siècle et une bonne partie du XXe, ont cherché dans ce passé les germes et les premiers développements de la future bourgeoisie de leur temps. Ils ont analysé les moments de la lutte contre la féodalité, ceux de la conquête des libertés personnelles et économiques avec le mouvement communal. Ils ont mis en lumière les progrès techniques, les avancées intellectuelles qui étaient liés aux activité des grands marchands sillonnant l’espace méditerranéen, expérimentant que l’Infidèle pouvait être aussi un partenaire commercial. Ces progrès ont permis de dégager un espace autonome pour la défense des intérêts des États, une lente mais fondamentale évolution qui a conduit à séparer le religieux du politique, quand les monarques ont travaillé à se réserver la conduite des affaires d’ici-bas et à alléger la tutelle de l’Église et de la Papauté. Ces éléments sont fondés mais ils doivent être remis à leur place. Les additionner ne revient pas à dire que l’évolution conduisant au triomphe de la bourgeoisie était déjà en œuvre, obéissant à des lois incontournables. Ce n’est pas parce que c’est arrivé que c’était inévitable. Mais surtout, en postulant que cette histoire était tout entière déjà inscrite dans le passé, y compris dès l’époque médiévale, les historiens des deux siècles précédents en tiraient la conséquence que la domination bourgeoise était non seulement légitime mais indépassable, qu’elle était la forme idéale de la liberté, du progrès et de la prospérité à venir. Ils en tiraient aussi le postulat que toutes les sociétés qui ne suivaient pas ce chemin étaient en « retard » donc inférieures, et qu’il fallait les aider (ou les forcer) à se « civiliser ».
Les bourgeoisies, visages et destins différents
Bien sûr ces postulats se sont exprimés avec plus ou moins de nuances, d’autant plus que les historiens, par la suite, ont souligné les imperfections ou l’invalidité d’un bon nombre de ces soi-disant lois en histoire. On a montré que les grands marchands et hommes d’affaires ne furent jamais seuls dans cette histoire, ici alliés aux souverains qui voulaient se faire obéir de leur noblesse, là mêlés aux tumultes et rébellions des villes. Au Moyen Âge en Occident on ne peut parler d’une bourgeoisie mais des bourgeoisies qui eurent des visages variés et des destins différents. Elles eurent des alliés et des ennemis, et d’abord le monde des nobles et des princes qui, forts de leur supériorité de deuxième ordre de la société, méprisaient et enviaient ces hommes riches et dénonçaient leur influence, trop importante à leurs yeux, auprès des rois. Même quand la réussite sociale fut incontestable, l’évolution vers le capitalisme n’était pas déjà programmée. Les cités italiennes, où des banquiers et les marchands internationaux ont largement dirigé leurs gouvernements, montrent que ces nouveaux puissants ont trouvé à s’intégrer aux autres puissants de leur époque, tant laïcs que religieux ; les Médicis en sont le plus bel exemple qui ont fourni des reines de France ou des papes. Ils se sont si bien intégrés qu’ils ont abandonné la banque et la finance. Bref, aucun ne peut être tenu pour une préfiguration du grand bourgeois de l’époque contemporaine. A la fin du XVe siècle, rien n’est joué d’avance et ceux qui pèsent dans les affaires publiques grâce à leur argent s’adaptent au mieux de leurs intérêts qui fut parfois simplement de se fondre dans le petit monde des dirigeants reconnus, sans chercher à le dominer. Et ailleurs qu’en Europe les choses furent différentes mais pas nécessairement inférieures et inabouties, autant d’occasions de voir que des chemins autres furent possibles. En effet l’élargissement de la vision d’un regard porté sur le passé tient à ce que l’on reconsidère les histoires d’autres espaces que celui de l’Occident sans porter de jugements fondés sur l’échelle de valeurs que couronnerait le capitalisme. Des occasions d’approfondir les analyses et de mieux prendre en compte ce qui leur est commun et ce qui est une réponse originale à des questions qui se posent à toutes les sociétés.
Certes, l’histoire n’offre ni leçon ni recette en politique. Mais, en obéissant aux exigences scientifiques sur quoi elle fonde son autorité, elle est à la fois une des bases de la liberté et une riche source de réflexion. Actuellement, montrer que le capitalisme financier n’est pas la seule voie possible du développement des sociétés humaines est libérateur : la toute-puissance de la finance mondiale n’est pas le seul horizon de notre avenir. Si aucune domination de classe n’est inévitable comme le montre le passé du monde, ni éternelle comme le martèle son idéologie, il reste aux hommes à faire preuve d’intelligence et d’invention comme le firent les sociétés qui nous ont précédés. Les expériences de chacune de celles qui forment notre monde à présent sont utiles à nos réflexions et à nos projets, œuvre qui est loin d’être facile mais qui n’a rien d’impossible.
* Simone Roux est professeur émérite d’Histoire médiévale à l’Université Paris VIII.
Elle vient de publier, Les racines de la bourgeoisie, éditions Sulliver, 2011.
La Revue du Projet, n° 13, janvier 2012
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