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Des inégalités sociales et territoriales de santé en France, Benoît Belloni

Le mythe de l’égalité des chances n’a cessé de masquer quarante années de matraquage idéologique, de politiques libérales et de mesures austéritaires tendant à une privatisation généralisée de la santé symbolisée par « l’hôpital entreprise », qui ont profondément fragilisé notre système de santé, originellement marqué du sceau de la solidarité et échappant aux mécanismes de marché.
 

 «Dans un contexte de crise, dont les effets se font ressentir encore plus durement pour les plus précaires, les indicateurs de santé ne font que se dégrader », estimait en 2012 Jean-François Corty, alors président des missions France pour Médecins du monde. En 2011, l’association sortait un rapport cinglant plaçant la France au seuil d’un « crash sanitaire ». Ce constat croisait alors celui de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), qui en 2009 alertait sur un système de soins de premier recours qu’elle jugeait « à bout de souffle », ne répondant plus ni « aux attentes des professionnels, ni aux préoccupations des autorités publiques ». Ces faits connus, relatifs aux inégalités socioterritoriales de santé, dont la compréhension scientifique a nettement progressé ces quinze dernières années, donnent aujourd’hui lieu à un consensus tout autant auprès des acteurs de la santé, des chercheurs, de l’assurance maladie que des gouvernements politiques. Ces derniers sont de plus en plus amenés à s’interroger sur une organisation des soins plus efficiente, en privilégiant notamment l’approche territoriale, avec la mise à l’agenda politique de la réduction des inégalités sociospatiales de santé et le développement de la prévention. Marisol Touraine, ministre de la Santé, a d’ailleurs défendu sa dernière loi Santé au nom de la lutte « contre les injustices et les inégalités de santé et d’accès aux soins », en en faisant un des « trois défis majeurs » pour améliorer l’état de santé des populations au moment où la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES), à travers un rapport de 2015, démontrait que les facteurs d’inégalité de santé en France persistaient.
 

Illusion de l’égalité théorique des soins pour tous

Pourtant, si ces inégalités demeurent des objets de recherches récurrents, (Aïach, Fassin, Salem) même si cela est tout de même moins vrai depuis quelques années, leurs connaissances rendues relativement accessibles et visibles n’ont pas permis d’en atténuer les effets toujours plus préoccupants, et demeurent trop souvent ignorées par ceux qui en sont victimes, et sous-estimées, en matière d’action pu­blique concrète, par les décideurs et les praticiens, dans un pays où la prévention demeure traitée en parent pauvre et où les entreprises continuent de fabriquer toujours plus de cancers professionnels(Thébaud-Mony, 2008). Ces inégalités socioterritoriales de santé, qui ne cessent de se redessiner au lieu de s’estomper revêtant un caractère de plus en plus précoce, amènent donc à prendre du recul avec l’idée partagée selon laquelle notre système de santé, parce qu’il renvoie aux principes fondateurs du Conseil national de la Résistance, serait dépourvu d’inégalités. Cette illusion de l’égalité théorique des soins pour tous et partout sur le territoire était entretenue par l’idée que notre système de santé était « le meilleur au monde », expression n’engageant que l’Organisation mondiale de la santé qui estimait en 2000 que la France « offrait les meilleurs soins de santé généraux ». Or le mythe de l’égalité des chances n’a cessé de masquer quarante années de matraquage idéologique, de politiques libérales et de mesures austéritaires tendant à une privatisation généralisée de la santé, symbolisée par « l’hôpital entreprise », qui ont profondément fragilisé notre système de santé, originellement marqué du sceau de la solidarité et échappant aux mécanismes de marché.
 

L’extrême insuffisance des politiques de prévention en France

En 2015, un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) est justement venu écorner cette approche légendaire en alertant sur l’accès aux soins et l’extrême insuffisance des politiques de prévention en France, dont témoignent ne serait-ce que la faiblesse, voire l’invisibilité sociale de la médecine scolaire, ou la fragilité de la médecine du travail. Certes, la France enregistre toujours des taux très favorables d’espérance de vie à la naissance, notamment féminins. Cependant, et paradoxalement, la France fait figure de mauvais élève, en affichant une mortalité évitable très forte, surtout pour les hommes. L’année 2015 a même été marquée par la plus importante baisse de l’espérance de vie en France jamais enregistrée depuis 1969. La France est par ailleurs en tête des pays qui affichent les plus grandes disparités sociales de l’Europe de l’Ouest devant la mort. Un ouvrier sur quatre et une ouvrière sur dix ne vivent pas au-delà de 65 ans, les privant de leurs années de retraite après avoir pourtant contribué durant toute une vie de labeur à la solidarité nationale, contre un cadre sur huit et une cadre sur quinze. Ces derniers ont une espérance de vie à la naissance supérieure de 6,4 ans par rapport à celle des ouvriers. Les accidents du travail, les maladies professionnelles et les mauvaises conditions de travail représentent une des causes majeures des inégalités de santé chez l’adulte, fortement accentuées lorsque l’on est une femme qui cumule activité professionnelle et travail domestique ou un immigré mal payé travaillant dans les secteurs les plus pénibles. Et même si l’épidémiologie tend souvent à négliger la situation sociale des individus, de nombreux travaux convergent aujourd’hui, notamment ceux menés par le Groupe d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle en Seine-Saint-Denis (GISCOP-93), pour démontrer l’existence substantielle d’un risque beaucoup plus élevé de développer un cancer et d’en mourir pour les catégories sociales les plus populaires.
 

Des inégalités sanitaires, produit final des autres inégalités combinées

De plus, le rapport de l’OCDE de 2015 pointait du doigt les carences en santé publique à l’origine notamment du développement de maladies chroniques, la France ne consacrant que 2 % de ses dépenses en santé à la prévention. Quant au système d’accès aux soins, il semble « menacé » (Giblin, 2011) au vu des inégalités territoriales de santé (Lacoste, 1999). Cette dimension a d’autant plus longtemps été ignorée que des études scientifiques privilégiaient un niveau d’analyse qui masquait certains contrastes entre niveaux de santé. Ainsi, si les indicateurs de santé sont plutôt satisfaisants à l’échelle de l’Île-de-France, ils le sont beaucoup moins en Seine-Saint-Denis, encore plus marqués à Clichy-sous-Bois et bien plus inquiétants à l’échelle du quartier du Chêne Pointu, une zone d’une extrême pauvreté qui affichait en 2011 de nombreux cas de tuberculose, « maladie sociale dans ses causes et dans ses effets », comme l’affirmait Léon Bourgeois, pourtant quasiment inexistante dans la région. Ces inégalités sanitaires, produit final des autres inégalités combinées, sont d’autant plus équivoques qu’elles témoignent le plus souvent d’un gradient social en défaveur des populations issues des milieux sociaux les plus modestes, trouvant leur source en amont du système de soin : « scandale » du non-recours aux droits sociaux (Observatoire des non-recours aux droits et services, 2012), cadre de vie, mauvaises conditions de travail, disqualification sociale, facteurs environnementaux, faibles ressources économiques, culturelles et sociales nécessaires pour faire face aux altérations de la santé, etc.
 

Une médecine de classe

La diffusion des connaissances relatives aux inégalités socioterritoriales de santé a longtemps été freinée par ceux qui les détenaient, ces mauvais résultats risquaient de lever le tabou sur le péché originel d’une république fondée sur l’égalité où l’on apprendrait soudainement que règnent, en réalité, des inégalités structurelles et structurantes témoignant par le fait que la société qui les produit est profondément injuste. Volée en éclat, cette illusion désormais déconstruite a poussé les pouvoirs publics à adopter une grille de lecture explicative des inégalités de santé principalement centrée sur le recours aux soins curatifs, façonnant de facto les politiques sanitaires successives. Que ce soit la loi HPST de 2009 défendue par Roselyne Bachelot, le « plan cancer » lancé par le président de la République en 2014 ou encore la loi Santé de 2016 portée par Marisol Touraine, les réponses institutionnelles demeurent circonscrites aux seuls aspects de l’accès aux services de soins et partiellement aux actions de prévention, souvent réduites à la seule sécurité sanitaire. Or la question épineuse du poids de l’organisation du système de soins et de la division du travail au sein des professions de santé, plus généralement de la qualité des soins et de l’effet de ces services sur la satisfaction des besoins de santé (Pitti, Gelly, 2016), est rarement abordée comme un facteur déterminant pouvant influer sur le maintien, voire la progression de ces inégalités. Pourtant, des travaux démontrent qu’aux inégalités d’accès aux soins s’ajoutent des inégalités d’accès à l’information favorisant la production des inégalités sociales de santé, les médecins appliquant moins bien les directives et orientations nationales auprès des patients issus des milieux sociaux défavorisés. Ainsi, à niveau de consultation et de prise en charge égal, tous les patients ne sont pas soignés de façon équivalente en fonction de leur statut social, de leur sexe ou de leurs origines réelles ou supposées. Les patients atteints de cancer issus des classes populaires sont, par exemple, moins et moins bien informés sur leurs maladies que ceux issus des milieux plus favorisés, les médecins effectuant une sélection sociale des patients auxquels ils transmettent l’information (Fainzang, 2006). En Seine-Saint-Denis, la déficience de l’organisation des soins accentue les risques de mortalité périnatale et infantile, dont les taux sont près de 50 % plus élevés que la moyenne nationale, amplifiés par la prévalence des facteurs de risque tels l’origine sociale des parents, le faible niveau scolaire, la monoparentalité ou l’absence de couverture sociale bien plus élevés que dans d’autres départementsdépartements (Sauvegrain & al., 2015). Elle se caractérise notamment par des consultations hospitalières saturées et surchargées conduisant à une prise en charge médicale tardive des femmes, dont les conséquences sont signifiantes sur leur santé et sur celle de leurs enfants. Ces risques sont accentués par le fait que les professionnels de santé informent moins bien les femmes issues des catégories sociales défavorisées, en particulier étrangères, durant leur suivi prénatal, alors que 34 % des généralistes, selon Médecins du monde, refusent encore de soigner, et cela en toute illégalité, des patients étrangers relevant de l’aide médicale d’État ou de la CMU. Se constitue donc une médecine de classe et de sélection à travers « un mode d’intervention médicale socialement situé et discriminant » (Pitti, Gelly, 2016) au profit de ceux qui comprennent vite et de ceux qui sont capables de verbaliser et d’exposer aux médecins leurs symptômes en vingt-trois secondes, temps moyen de parole laissé aux patients en début de consultation, les médecins libéraux étant poussés par la course au rendement induite par le paiement à l’acte.
 

Le célèbre « secteur 2 » générateur d’inégalités abyssales

Gagnées par les logiques assurantielles et de profit propres aux mécanismes de marché, chacun payant en fonction du risque qu’il représente, les politiques de santé successives ont conduit à ce paradoxe qu’il permet aux médecins conventionnés, seule profession libérale dont les revenus sont socialisés, d’effectuer librement des dépassements d’honoraires, le célèbre « secteur 2 » générateur d’inégalités abyssales, tout en diminuant toujours plus la part des soins et médicaments remboursés par la Sécurité sociale, au profit de complémentaires santé privées, créatrices de profondes inégalités de protection, symbolisées par une médecine à deux vitesses qui tend à devenir la règle. Ces constats nous conduisent alors à réfléchir à une nouvelle organisation du système de santé, échappant aux injonctions de l’économie de marché, qui ne peut plus être appréhendée uniquement à travers le principe de l’entente directe, du colloque singulier médecin-patient et du sacro-saint paiement à l’acte, caractéristiques de l’identité libérale et du modèle curato-centré sur lesquels s’est constituée la médecine en France, héritée de la charte libérale de 1927. Il s’agit de redonner sens à la notion de médecine sociale, non pas en la circonscrivant à la seule sécurité sanitaire, mais en l’associant à son caractère originel qui donna naissance à la santé publique, celui d’un mouvement de transformation et de justice sociales refusant de considérer les politiques de santé comme des biais d’ajustement centrées uniquement sur la maîtrise des dépenses de santé et la préservation du « pouvoir » de la profession médicale. Ce changement de paradigme amène à réfléchir à une nouvelle vision plus sociale et transversale du droit à la santé qui dépasse très largement le seul concept de maladie et qui s’extirpe de la conception individuelle des comportements à risques pour laisser place à une dimension plus collective des questions sanitaires dans une logique de médecine coordonnée, décloisonnée, pluriprofessionelle et de santé communautaire. 
 

*Benoît Belloni est géographe. Il est doctorant à l'EHESS.

La Revue du projet, n°66/67 avril-mai 2017

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Des inégalités sociales et territoriales de santé en France, Benoît Belloni

le 02 May 2017

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