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Lutte contre la fraude fiscale : faire primer la justice sur la rentabilité, entretien avec Katia Weidenfeld

La fraude fiscale ne fait que rarement l'objet de poursuites pénales. L'administration espère récupérer davantage d'argent en négociant avec les fraudeurs qu'en les condamnant. Une mansuétude des pouvoirs publics qui contribue à entretenir la spirale de l'évasion fiscale.

 

L’ouvrage que vous avez récemment publié avec le politiste Alexis Spire s’intitule L’Impunité fiscale (éditions La Découverte, 2015). Pourriez-vous revenir sur le sens de ce titre ?

L’impunité est ici à entendre comme l’absence de répression pénale, pas de réponse administrative. Cet aspect nous a paru intéressant à étudier à deux titres : d’une part parce que la justice pénale est l’expression privilégiée de la hiérarchie des valeurs de la république à un moment donné, d’autre part parce qu’en matière fiscale, celle-ci fait intervenir différentes administrations, fiscale et judiciaire, ce qui permet d’interroger la cons­truction de cette impunité différemment des sociologues, comme les Pinçon-Charlot, qui soulignent non sans raison la solidarité entre les puissants. Notre objectif était de montrer qu’au-delà des réseaux, il existe des rouages institutionnels qui favorisent l’inaction contre certains délits.

 

Tous les contribuables bénéficient-ils de cette « mansuétude » des pouvoirs publics ?

Il faut d’abord noter que les poursuites pénales concernent moins d’un millier de fraudeurs fiscaux chaque année, alors qu’au moins quinze mille sont repérés. En outre, quand on regarde dans le détail, au moins pour la période de notre enquête, la direction chargée de contrôler les très grandes entreprises n’a fait remonter aucune affaire au pénal tandis que son homologue traitant des personnes physiques les plus fortunées, la Direction nationale des vérifications de situations fiscales, n’en a porté qu’un nombre infime au regard des redressements notifiés. À l’inverse, la majorité des procédures pénales se concentre sur la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), l’impôt sur les sociétés et l’impôt sur le revenu d’assez petites entreprises et d’entrepreneurs individuels.

 

Comment cette « impunité » se produit-elle au niveau des différents maillons du contrôle et de la répression ?

Tout commence par le contrôle fiscal. Quand l’administration estime qu’un contribuable a fraudé délibérément, un redressement assorti de pénalités lui est notifié. Et c’est seulement lorsque celui-ci manifeste une absence totale de coopération que des poursuites sont engagées. Dans ce cas, ce n’est pas l’inspecteur qui décide seul, mais sa hiérarchie (chef de brigade, inspecteur référent pour le pénal, direction départementale jusqu’au ministère central). Cette procédure a pour conséquence que ce ne sont pas les fraudes les plus graves, mais celles qui ont le plus de chances d’être condamnées par le juge qui sont amenées au pénal. Les contrevenants conseillés par des avocats expérimentés qui arrivent à faire passer la faute pour une erreur et les dossiers impliquant des pays étrangers sont moins susceptibles d’être poursuivis. L’administration fiscale craint toujours la création d’un précédent si un juge déclare un type de montage légal. Ensuite, lorsque l’administration prend la décision de poursuivre au pénal, elle s’interdit de transiger directement avec le contribuable. Or ces fonctionnaires ont pour objectif de récupérer les sommes les plus élevées : ils ont donc intérêt à négocier plutôt qu’à engager des poursuites longues et incertaines. Au-delà des effets produits par ce « verrou de Bercy » qui laisse au ministre du Budget le monopole des dénonciations en matière fiscale, il faut également pointer le rôle de la Commission des infractions fiscales (CIF) qui doit donner son aval avant toute poursuite. Or les critères qu’elle prend en compte, peu transparents, sont loin d’être purement juridiques. Enfin, quand un procureur est finalement saisi d’un dossier, celui-ci est déjà très cadré. De plus, trois à cinq ans se sont déjà passés depuis les faits, et généralement le parquet s’abstient de mener des investigations complémentaires approfondies, jugées coûteuses au regard des gains attendus. Ce faisant, il laisse dans l’ombre les intermédiaires (avocats, experts-comptables) et les bénéficiaires économiques de la fraude (par exemple les grands groupes de bâtiment et travaux publics [BTP] donneurs d’ordres des petites sociétés redressées dans le bâtiment) pour se concentrer sur les seuls contribuables fautifs. Nous sommes donc face à un entonnoir qui trie les fraudeurs : ceux qui ne savent pas dialoguer avec l’administration fiscale sont les premiers poursuivis, notamment les étrangers (23 % des condamnés en 2011).

 

Même si les poursuites sont rares, qu’en est-il des condamnations prononcées ?

Il s’agit le plus souvent de peines de prison avec sursis. Or dans la mesure où la probabilité d’une nouvelle condamnation dans les trois ans est pratiquement nulle, c’est purement symbolique. Et encore, étant donné que, en 2010, le Conseil constitutionnel a invalidé la publication automatique de la condamnation au nom du principe d’individualisation de la peine, la plupart restent dans l’ombre. La loi a rétabli cette publication, mais les pratiques des juges font preuve d’une certaine inertie en la matière.

 

Comment avez-vous enquêté sur ce phénomène ?

Nous avons d’une part réalisé une quarantaine d’entretiens auprès de différents acteurs de la chaîne de contrôle et de l’autre construit une base de données compilant l’ensemble des affaires de fraude fiscale jugées en 2011, afin d’étudier les propriétés sociologiques des personnes poursuivies. La Direction générale des finances publiques laisse entendre que « tout a changé » en la matière, mais les statistiques des condamnations ne sont plus publiées depuis 2012.

 

Cette mansuétude des pouvoirs publics en matière fiscale est-elle nouvelle ? Sinon, comment a-t-elle évolué au fil du temps ?

La distorsion entre la fermeté de la loi et l’impunité d’une majeure partie des contrevenants s’observe dès que la fraude fiscale a été théorisée au Moyen Âge. Ses facteurs ont en revanche évolué : sous l’Ancien Régime, c’est moins la fraude fiscale que celle des percepteurs qui est redoutée. Au XIXe siècle, seules les fraudes aux impôts indirects, sur les droits de consommation, sont poursuivies, celles touchant aux contributions directes ne sont passibles que d’amendes administratives. En revan­che, le contrôle des agents de l’administration fiscale est très étroit. Contrairement aux autres fonctionnaires, ceux-ci peuvent directement être poursuivis devant une juridiction pénale. Par la suite, l’affermissement législatif des peines contre la fraude fiscale ne constitue pas un marqueur politique. Si c’est sous le Front populaire que les primodélinquants en matière de fraude fiscale deviennent passibles d’emprisonnement, c’est ensuite en 1952 sous le gouvernement Pinay qu’est adoptée la seconde grande loi aggravant les peines. Mais les logiques sont différentes : dans le premier cas, il s’agissait de marquer l’incivisme que représentait la fraude, dans le second, de récupérer un manque à gagner dans un contexte de « détente fiscale ». Un argument que l’on retrouve jusqu’aujourd’hui et qui escamote l’enjeu de la répartition de la charge fiscale. Autre exemple montrant l’absence de marquage politique : la volonté de dépénaliser la fraude fiscale. Envisagée sous le quinquennat Sarkozy, elle a été en partie réalisée par la loi Sapin 2 qui, avec le mécanisme de convention judiciaire d’intérêt général, entérine la possibilité de dépénaliser de nombreuses infractions au nom du pragmatisme.

 

Comment pourrait-on enrayer ce phénomène ? Suffit-il de changer la loi ?

Inutile de modifier la loi car les peines ne sont pas prononcées. Il faut avant tout simplifier l’entonnoir : réduire les filtres précédant les poursuites judiciaires et notamment supprimer la Commission des infractions fiscales. Il faudrait également déconnecter le contrôle fiscal et la procédure pénale qui pourraient se dérouler en parallèle et plus successivement. La mise en place de la police fiscale représente un début de mise en œuvre, mais elle ne compte que cinquante enquêteurs, bien en dessous de ses homologues européens. Dans la même veine, la qualification de blanchiment de fraude fiscale, qui permet de contourner le « verrou de Bercy », est de plus en plus utilisée par les juges. Mais on voit bien que les délits fiscaux font l’objet d’un traitement différent des autres : l’objectif de rentabilité prime sur le souci de faire respecter la loi. Il faut aller plus loin et déconnecter dans les têtes la procédure administrative et la procédure pénale qui ne poursuivent pas le même but. Or on va dans l’autre sens, comme l’ont montré les affaires Cahuzac et Wildenstein qui ont entériné la subordination de la logique pénale à la logique fiscale en considérant que l’annulation d’un redressement fiscal empêchait toute poursuite pénale.

 

*Katia Weidenfeld est professeure d’histoire du droit contemporain à l’École nationale des chartes.

Entretien réalisé par Igor Martinache.

La Revue du projet, n° 65, mars 2017

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le 28 March 2017

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