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Comment lutter contre la fraude fiscale à l'échelle européenne? Entretien avec Fabio de Masi

Alors que la Commission européenne est présidée par Jean-Claude Juncker, directement impliqué dans l'affaire Luxembourg Leaks, l'Union européenne apparaît clairement comme un des lieux où le dumping fiscal s'organise. Comment lutter contre ce fléau ? Au parlement européen, des élus résistent.

 

Pouvez-vous revenir rapidement sur le scandale Luxembourg Leaks et les révélations qui en ont résulté ?

Les révélations concernant les scandales fiscaux des riches, des puissants et des grands groupes s'accumulent. Avant même LuxLeaks, il y avait eu Offshore Leaks et Swiss Leaks, et immédiatement après il y a eu les Panama Papers et Bahamas Leaks. Tout cela révèle un système criminel qui permet aux riches et aux grands groupes d'escroquer la majorité de l'humanité et qui va jusqu'à favoriser le trafic d'êtres humains et le financement du terrorisme. Avec LuxLeaks, l'implication des gouvernements européens éclate au grand jour. Le Luxembourg a permis pendant des décennies à des grands groupes de payer moins d'1 % d'impôts sur leurs bénéfices.

 

Le Luxembourg a fondé une grande partie de son système économique sur l'évasion fiscale. Quel rôle joue le secteur bancaire et financier dans l'économie luxembourgeoise ? Quelles sont les conséquences de la politique de Jean-Claude Juncker en ce domaine ?

Après la crise de l'acier dans les années 1970, le Luxembourg s'est transformé en une gigantesque place financière de l'ombre. Mais avant même cela, en France, en Allemagne et ailleurs, des banques ont profité de la faible régulation et de la maigre surveillance qui avaient cours au Luxembourg pour y conclure des affaires qui auraient été interdites dans leurs pays d'origine. Aujourd'hui, au Luxembourg, des personnes bien informées parlent d’un État-mafia, dans lequel le secteur financier constitue la raison d’État et où, hormis quelques rares militants de gauche, plus personne ne critique la fusion entre la politique et le capital financier. 

Le secteur bancaire et financier joue donc aussi bien le rôle de profiteur direct que d'intermédiaire amical. Bahamas Leaks, LuxLeaks, Panama Papers – tous ces scandales montrent que les banques et les prestataires de services financiers, mais aussi les cabinets d'avocats, jouent un rôle central dans le blanchiment d'argent, la fraude fiscale et l'évitement de l'impôt. Il arrive souvent, par exemple, que les employés de ce type d'entreprises se présentent comme les mandataires de sociétés écrans, afin que les véritables propriétaires restent cachés.

Le président de la commission européenne, Jean-Claude Juncker, a été l'architecte et le parrain du cartel fiscal. De 1989 à 2013, il a été ministre et chef du gouvernement, il a attiré des entreprises comme Amazon à l'aide de rencontres personnelles et, avec ses fonctionnaires au conseil de l'Union européenne, il a entravé les progrès de la lutte contre le dumping fiscal. Le parlement européen a finalement pu le vérifier par l'intermédiaire de la commission LuxLeaks qui a eu accès aux originaux de documents secrets. L'Union européenne perd chaque année des centaines de milliards d'euros à cause de cela, alors que la majorité de la population souffre des coupes budgétaires et de la récession.

 

En dehors du Luxembourg, plusieurs autres pays européens pratiquent le dumping fiscal (la City de Londres, les Pays-Bas, la Belgique, l'Irlande). Comment expliquer cela ?

En effet, il ne s'agit pas seulement du Luxembourg. La concentration de la richesse et le pouvoir des grands groupes internationaux corrompent les gouvernements du monde entier. Nos recherches montrent que plusieurs gouvernements préservent activement des failles et entravent la transparence concernant les places financières de l'ombre.

Évidemment, les petits pays ont des problèmes économiques structurels, précisément lorsqu'un pays comme l'Allemagne entraîne la zone euro dans l'endettement et la récession par ses excédents d'exportation. Mais le dumping fiscal n'est pas une solution, à la fin tout le monde va plus mal – à part les grands groupes.

 

Au parlement européen, vous êtes vice-président de la commission d'enquête « Panama Papers » concernant le blanchiment de capitaux, l'évasion fiscale et la fraude fiscale, qui remplace la commission LuxLeaks. Quel rôle jouent ces commissions ? Ont-elles les moyens de lutter contre la fraude fiscale dans l'Union européenne ?

Les commissions nous servent de moyen de pression publique et elles nous aident à dévoiler les scandales de blanchiment. Cela n'a d'effet immédiat sur la législation que là où le parlement européen est codécisionnaire. Cela ne concerne que le blanchiment d'argent et, dans certains cas, la transparence et le devoir d'information, mais pas la législation fiscale. Par ailleurs, le travail du parlement est massivement entravé. Les documents des gouvernements et de la commission ne sont pas fournis et les témoins, par exemple les responsables politiques, ne sont pas obligés de se présenter aux auditions. En cela, le parlement est démuni.

De plus, l'Union européenne n'a globalement que des compétences limitées dans la lutte contre l'évasion fiscale des grands groupes. En raison de l'architecture des traités européens, la commission ne peut s'appuyer que sur le droit de la concurrence et exiger des compensations financières de la part de certains groupes qui ont obtenu des avantages spécifiques de la part de certains gouvernements. Ces avantages sont considérés com­me une subvention publique illégale. L'argent est restitué aux États qui ont autorisé ces combines fiscales. Si, par exemple, Google paye 1 % d'impôts et Apple 0 %, c'est un problème. Mais si tous les deux payent 0 % d'impôts, il n'y a plus de problème. La commission doit alors prouver que les entreprises ont bénéficié de prix faussés lors de transactions déterminées. Le système est beaucoup trop compliqué.

 

Quelles sont, d'après vous, les mesures urgentes qu'il faudrait prendre à l'échelle européenne pour mettre un terme à l'évasion fiscale ?

Au sein de l'Union européenne nous avons tout d'abord besoin d'une véritable transparence en ce qui concerne les grands groupes et les sociétés écrans. Cela voudrait dire publier les bénéfices, les chiffres d'affaires, les employés, classés par pays. Cela permettrait de voir qu'une entreprise fait d'importants bénéfices dans un pays dans lequel elle paye très peu d'impôts, ou qu'elle déclare des bénéfices dans un pays où elle ne produit rien.

Par ailleurs, il faut que les noms des véritables propriétaires de sociétés écrans soient rendus publics, afin d'empêcher la dissimulation de richesse. C'est ce que nous exigeons dans le cadre des négociations en cours concernant la directive anti-blanchiment d'argent. Mais de nombreux gouvernements continuent à faire blocage.

À long terme, nous devons aller vers un système qui considère les grands groupes internationaux comme une unité et qui répartit de manière centralisée les bénéfices entre les différents pays en fonction de l'activité économique. Pour empêcher le dumping fiscal, des taux d'imposition minimum internationaux sont absolument nécessaires, mais les traités européens ne le permettent pas. La fiscalité sur les entreprises a énormément baissé dans le monde entier ces dix à vingt dernières années, elle est passée en moyenne de 40 % à environ 20 %. La Hongrie a récemment introduit dans l'Union européenne le premier taux d'imposition à un chiffre avec ses 9 %.

Dans la mesure où il est peu vraisemblable que des solutions internationales ambitieuses soient adoptées, nous avons également besoin de sanctions efficaces contre les paradis fiscaux qui refusent de coopérer – par exemple une forte imposition à la source. Il faut retirer leur licence aux cabinets d'avocats et aux banques qui apportent leur contribution à la fraude fiscale.

 

*Fabio de Masi est député européen (Die Linke). Il est vice-président de la commission d'enquête concernant le blanchiment de capitaux, l'évasion fiscale et la fraude fiscale.

Entretien réalisé par Aurélien Bonnarel et traduit par Jean Quétier.

La Revue du projet, n° 65, mars 2017

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