Éric et Alain Bocquet, parlementaires communistes, sont les auteurs du livre Sans domicile fisc, paru en 2016 aux éditions du Cherche-midi. L'ouvrage est un outil précieux dans la bataille contre l'évasion fiscale.
Quelles sont les raisons qui ont motivé l'écriture, avec ton frère Alain, de l'ouvrage Sans domicile fisc, alors que vous aviez déjà chacun participé à plusieurs travaux parlementaires sur cette question ?
Nous voulions porter à la connaissance du plus large public possible les constats et les nombreuses informations sur l’évasion et la fraude fiscales, qui ont été collectées dans le cadre des commissions d’enquête de l’Assemblée nationale et du Sénat, auxquelles nous avions eu chacun l’occasion de participer. J’ai été rapporteur de deux commissions d’enquête du Sénat en 2012 et 2013 réunissant une vingtaine de sénateurs de tous bords, l’une sur l’évasion fiscale internationale et l’autre sur le rôle des banques et des autres institutions financières dans ce détournement. Alain a par la suite dirigé durant six mois une mission d’information de l’Assemblée nationale avec Nicolas Dupont-Aignan. Nos travaux ont largement convergé dans leurs conclusions, tandis que peu après éclataient plusieurs scandales – LuxLeaks, l’affaire Cahuzac, les Panama Papers, etc. – qui ont donné une forte visibilité médiatique à ce phénomène sans en donner toutes les clés. Les rapports parlementaires sont des mines de données et de réflexions intéressantes mais ils restent peu accessibles pour le grand public malgré leur mise à disposition sur Internet. Nous nous sommes donc efforcés de présenter ces phénomènes apparemment complexes de la manière la plus claire possible, avec l’aide d’un journaliste, Pierre Gaumeton, pour en rendre l’écriture vivante et accessible sans rien sacrifier au fond afin que le livre puisse être lu par le plus grand nombre de nos concitoyens, car c’est un sujet crucial qui nous concerne tous.
Pouvez-vous revenir sur la démarche que vous avez suivie pour enquêter et, en particulier, détailler les principaux obstacles que vous avez rencontrés ?
Nous sommes d’abord partis du matériau considérable que nous avions accumulé dans le cadre des commissions d’enquête parlementaires auxquelles nous avions pris part. Puis nous avons complété ces informations en allant rencontrer trente-huit témoins de différents horizons qui, de par leur expérience, pouvaient nous apporter leur éclairage sur les rouages de l’évasion fiscale. Cela va d’Eva Joly, ancienne juge et députée européenne écologiste, au commissaire européen de droite, Michel Barnier, en passant par l’ancien procureur, Éric de Montgolfier, des responsables d’organisations non gouvernementales (ONG), l’économiste Jean Gadrey ou les journalistes Antoine Peillon, Christian Chavagneux et Xavier Harel, également auteurs d’ouvrages éclairants sur le sujet. Enfin, nous avons complété l’ensemble par un entretien croisé avec Pierre Gaumeton pour essayer de résumer les principaux enjeux soulevés tout au long du livre. S’agissant des obstacles, je ne peux pas dire que nous ayons fait face à de réelles oppositions ouvertes, du fait notamment du sésame que constitue une mission parlementaire, mais nous avons tout de même pu sentir que le système était verrouillé à pas mal d’endroits.
Quels sont les principaux constats que vous avez souhaité porter à la connaissance du plus grand nombre ?
Je dirais qu’ils sont de trois ordres. Les chiffres d’abord : l’évasion fiscale représente un manque à gagner de 60 à 80 milliards d’euros par an pour le fisc français et ce montant s’élève à 1 000 milliards d’euros pour l’ensemble des vingt-huit pays de l’Union européenne. Cela montre bien que tous les pays sont touchés, et pas seulement la France. N’en déplaise à ceux qui ne cessent d’affirmer que notre système d’imposition serait étouffant… Ajoutons à cela qu’environ 8 % de la richesse mondiale serait située dans des places financières offshore, échappant ainsi à tout contrôle et toute emprise des systèmes fiscaux nationaux.
Le deuxième constat réside dans la grande intelligence qui est déployée dans l’ingénierie mise en œuvre pour organiser cette évasion à une échelle pratiquement industrielle. De nombreux professionnels se sont spécialisés dans l’organisation de ce qu’ils appellent pudiquement « l’optimisation fiscale » : banquiers, avocats fiscalistes, consultants, etc. Il faut bien comprendre que l’évasion fiscale est au cœur même du capitalisme libéral et n’est en rien un dysfonctionnement de celui-ci, comme l’affirment certains.
Enfin, le troisième grand constat, c’est la très grande connivence, pour ne pas dire plus, qui règne entre les responsables politiques au plus haut niveau et les acteurs du secteur financier qui organisent cette grande évasion. Cette forte proximité peut contribuer à expliquer la très grande passivité aux sommets de l’État pour lutter contre ce phénomène malgré les discours volontaristes. N’oublions pas que nos rapports parlementaires ont été adoptés à l’unanimité par les assemblées concernées.
Comme tu l’as rappelé, l'évasion fiscale représente un manque à gagner de 60 à 80 milliards d'euros pour l’État français, soit plus du double des recettes annuelles de l'impôt sur les sociétés. Comment les ONG et les chercheurs sur lesquels vous vous appuyez parviennent-ils à évaluer ces montants qui échappent par définition aux « radars » officiels ?
Ces chiffres sont tirés des travaux d’économistes, comme Gabriel Zucman [contacté par La Revue du projet, celui-ci a malheureusement dû décliner à regret notre proposition à contribuer à ce dossier en raison d’un agenda trop chargé] qui a mené une recherche très rigoureuse à l’échelle mondiale, ou d’ONG comme le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD-Terre solidaire) qui a mis au point sur ce sujet une expertise très sérieuse depuis une quinzaine d’années, portant surtout sur les pays développés. Il faut enfin ajouter les journalistes d’investigation et les lanceurs d’alerte qui permettent la divulgation d’informations cruciales ordinairement cachées. Néanmoins, tous ces acteurs appuient leurs estimations sur les données fournies par les institutions internationales telles que la Banque des règlements internationaux, le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale. Ils effectuent cependant un véritable travail de titans pour traiter ces dernières qui ne parlent pas d’elles-mêmes.
Au-delà des constats, vous formulez de très nombreuses propositions dans votre ouvrage – près de cent cinquante ! – pour tenter d'enrayer ce fléau. Lesquelles vous paraissent les plus cruciales et aussi les plus urgentes à mettre en œuvre ?
Il faut d’abord faire sauter le « verrou de Bercy », cette disposition réglementaire spécifique à la France qui fait que seul le ministère du Budget peut ester en justice contre un contribuable soupçonné de fraude fiscale. Il faut ensuite mettre en œuvre à l’échelle internationale le chantier de l’harmonisation fiscale. Nous assistons aujourd’hui, et jusqu’au cœur même de l’Union européenne, à un dumping sociofiscal qui consiste pour chacun des pays à baisser toujours plus les montants collectés auprès des firmes multinationales et des particuliers les plus fortunés afin d’attirer leurs capitaux sur leur territoire. Il faut à tout prix enrayer cette logique délétère et mettre en place une harmonisation vers le haut pour préserver nos modèles sociaux et les services publics. Nous proposons donc de mettre en place une Conférence des parties (COP) de la fiscalité et la finance mondiale sur le modèle de ce qu’on a réalisé sur le climat, car il s’agit là aussi d’un phénomène qui dépasse les frontières nationales. Enfin, nous proposons aussi de renforcer la transparence des informations concernant les pratiques des banques et des firmes transnationales en étendant la règle du reporting pays par pays instaurée pour les premières afin de savoir précisément quels sont le chiffre d’affaires, les bénéfices et le nombre de salariés que chacune réalise et emploie dans chacun des territoires où elle est implantée.
En un mot, il faut démocratiser ce sujet qui concerne l’ensemble des citoyens et que ces derniers puissent faire pression sur leurs dirigeants pour qu’ils passent vraiment à l’action.
Quelles réactions avez-vous rencontrées après la parution de votre ouvrage, notamment parmi vos confrères de l'Assemblée nationale et du Sénat ?
Nous avons eu très peu de réactions officielles du côté des institutions : pas un mot sur la question au sein de la commission des finances de l’Assemblée par exemple, pas un seul reportage de la Chaîne parlementaire (LCP Assemblée nationale et Public Sénat). En revanche, nous avons multiplié les rencontres-débats depuis la sortie du livre en septembre dernier et rencontré un écho très favorable du public partout où nous sommes passés. Nous avons senti que le sujet interpellait nos concitoyens qui manifestent un véritable engouement pour en savoir plus et pour faire en sorte que les choses changent en la matière.
*Éric Bocquet est sénateur (PCF) du Nord.
Propos recueillis par Igor Martinache.
La Revue du projet, n° 65, mars 2017
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