La qualification juridique de terrorisme ouvre le champ à tout un dispositif procédural dérogatoire.
Quand un attentat est commis sur notre territoire, à quel moment la justice est-elle saisie ? Quel est son travail ?
À partir du moment où l’attentat est commis sur notre sol, une intervention policière est organisée visant à protéger les victimes mais également à mettre en place une enquête pour déterminer l’identité des auteurs et les interpeller au plus vite.
Dans ce cadre, l’action des policiers est coordonnée par le procureur de la République car l’autorité judiciaire peut être amenée à prendre des mesures qui nécessitent son intervention : perquisition de nuit, écoute téléphonique, géolocalisation des véhicules, etc. C’est le procureur qui décide de l’orientation à donner à la procédure. Le code de procédure pénale rend obligatoire la saisine d’un juge d’instruction pour tous les crimes – les actes qualifiés comme tels par le code pénal : les meurtres, les assassinats, etc., et donc en l’occurrence les attentats.
Le procureur de la République peut aussi décider de saisir un juge d’instruction dans le cas d’une association de malfaiteurs à visée terroriste. Dans ce cas, l’enquête est menée par un juge d’instruction, qui est un juge indépendant dans ses conditions de nomination. Dans le cadre des procédures d’instruction, les personnes mises en examen peuvent être placées en détention provisoire, des mesures d’écoute téléphonique peuvent être mises en place sur des durées plus longues.
Ici, ce qui est important, c’est que les services de la justice ne sont pas seulement saisis pour les attentats commis. Ils sont parfois aussi saisis de projets d’attentats ou d’associations de malfaiteurs à visée terroriste, c’est-à-dire la mise en examen ou la condamnation de personnes qui ne sont pas passées à l’acte.
Comment sont organisées la justice et la police antiterroriste ?
En France, le parquet, les juges d’instruction antiterroriste et les juges d’application des peines antiterroristes sont centralisés à Paris. On a donc une centralisation et une spécialisation en la matière qui est également vraie pour les services de police avec plusieurs services de police chargés de l’antiterrorisme : la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure), la SDAT (Sous-direction antiterroriste), l’UCLAT (Unité de coordination antiterroriste).
Cela n’est pas sans poser des problèmes sur le plan politique. En effet, la centralisation conduit à un fonctionnement en vase clos dans lequel la forte proximité organisée entre les services de police , les services de renseignement, le parquet de Paris et les juges d’instruction chargés de ces contentieux fait naître le risque d’un amoindrissement du contrôle exercé par les autorités judiciaires sur les activités de police.
On peut donc s’interroger sur la pertinence d’une telle organisation et envisager, au contraire, des juridictions nationales disposant à la fois d’une spécialisation et d’une connaissance approfondie du terrain. Un certain nombre de « foyers » ne sont pas parisiens et la connaissance des réseaux de délinquants locaux, par exemple, peut être utile.
La justice est-elle suffisamment outillée pour répondre au phénomène terroriste ?
La France est un des pays dans lesquels l’arsenal répressif antiterroriste est extrêmement développé. Nous n’avons pas grand-chose à envier aux États-Unis. C’est en 1986 que naît l’édifice juridique antiterroriste. Depuis cette date, plus d’une vingtaine de lois sont venues étoffer le système pénal antiterroriste. Il fonctionne par dérogation au droit commun et est censé préserver un équilibre entre la protection des libertés individuelles et les possibilités d’atteinte en matière de pouvoir de police, de durée des détentions provisoires et des gardes à vue. Dans les faits, il y a clairement un déséquilibre.
La répression est très large dans la mesure où elle est construite autour d’une infraction pénale retenue dans près de trois quarts des affaires de terrorisme : l’infraction d’association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste. La particularité de cette infraction est qu’elle vise un projet qui n’a pas été mis en œuvre. Ainsi, des personnes peuvent être condamnées alors qu’en l’état rien d’illégal n’a été commis. Cela conduit à ce que l’on saisisse très en amont ou à un stade de l’intention des personnes qui sont condamnées à des peines très lourdes. Cette infraction a été complétée par la loi du 13 novembre 2014 qui a introduit « l’entreprise individuelle à vocation terroriste » qui est une forme solitaire de cette association de malfaiteurs. De nouveau, il n’y a pas d’actes répréhensibles en soi mais uniquement des actes préparatoires légaux.
Les autres éléments tiennent au choix acté en matière pénale antiterroriste : établir une liste d’infractions classiques et affirmer que ces infractions peuvent constituer des actes de terrorisme si elles sont en relation avec une entreprise terroriste : vols, dégradations (affaire de Tarnac), recels, etc. Le champ est déjà large et d’autres infractions ont été incluses comme la consultation fréquente de sites faisant l’apologie du terrorisme ou la détention des biens culturels obtenus sur le théâtre d’opérations de groupements terroristes. Toute une série d’infractions devenant extrêmement périphérique.
La définition juridique de l’entreprise terroriste est donc un véritable enjeu. Pouvez-nous en dire un peu plus ?
La définition de l’entreprise terroriste est tout le problème ! La liste des infractions est réalisée en lien avec la définition de l’acte de terrorisme. Cette définition est très flexible. L’acte terroriste, c’est « le fait d’être intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ».
Chacun des termes de cette définition entretient un flou quant à ce qui relève ou non du terrorisme dans la mesure où l’on parle d’une intention et d’un but. Qu’est-ce que l’intimidation ? Qu’est-ce que la terreur ? Autant il est facile d’identifier l’acte terroriste dans les attentats de Nice ou du Bataclan, autant d’autres actes moins évidemment terroristes doivent davantage nous interroger quant à leur nature. Dès lors, on peut se demander s’il est pertinent de distinguer sur le plan pénal les actes de terrorisme des autres actes. Ce qui s’est passé au Bataclan et à Nice peut relever d’assassinats commis en réunion. Ce sont des crimes parmi les plus graves dans l’échelle des infractions pénales. La qualification juridique de terrorisme ouvre le champ à tout un dispositif procédural dérogatoire : les durées de garde à vue sont allongées (jusqu’à cent vingt heures) ainsi que la durée de la détention provisoire, les pouvoirs procéduraux (perquisitions de nuit, les écoutes téléphoniques, infiltrations, géolocalisations) sont accrues.
Les dernières lois accélèrent ce processus dérogatoire : la loi du 13 novembre 2014 et la loi du 3 juin 2016 n’ont cessé de confier des pouvoirs toujours plus importants à la fois au juge d’instruction mais aussi au parquet dans le temps où la procédure est suivie par le magistrat du parquet.
Comme vous l’avez expliqué l’intention de l’acte suffit pour être poursuivi. N’est-ce pas nécessaire compte tenu du type de menace ?
Le mécanisme de « l’association de malfaiteurs à visée terroriste » n’existe pas partout en Europe et dans le monde. Elle conduit la justice à se saisir à un stade qui précède l’action.
Des abus avaient été constatés dans un rapport de Human Rights Watch sur la justice antiterroriste. Il expliquait, par exemple, que dans l’affaire Chalabi ou l’affaire des Moudjahidin du peuple iranien des personnes avaient été interpellées en nombre et beaucoup placées en détention provisoire sur des bases extrêmement ténues. Au final, certaines de ces personnes avaient fait l’objet, soit d’un non-lieu, soit d’une relaxe. Le juge d’instruction au pôle antiterroriste, Jean-Louis Bruguière – aujourd’hui élu LR –, annonçait à l’époque que ce type d’intervention permettait de mettre un « coup de pied dans la fourmilière ». C’est-à-dire saisir des gens qui ne sont pas forcément coupables et contre qu’il n’y a pas d’éléments ; cela permettait, selon lui, de déstabiliser des réseaux. Le problème : la justice détient un certain nombre de pouvoirs, notamment celui de priver les personnes de liberté en contradiction avec le principe de légalité. Il ne peut pas y avoir d’infraction sans définition légale de cette infraction.
Quel type de risque prennent nos sociétés à se doter d'outils judiciaires de ce type?
En saisissant des faits avant qu’ils aient été commis, on court le risque de saisir des personnes qui n’auraient pas commis d’actes contre la société ou en tout cas d’interpeller des personnes sur des éléments trop peu déterminés. L’état d’urgence va encore plus loin dans cette logique prédictive. Au nom de la prévention, on aboutit à un affaiblissement total des critères qui justifient l’intervention de l’État. Les privations de liberté dans le cadre de l’état d’urgence comportent intrinsèquement le risque de l’arbitraire. Un état d’urgence au demeurant inefficace : 4 200 perquisitions administratives et à peine 20 enquêtes administratives ouvertes. Des personnes peuvent être privées de liberté, peuvent voir leur droit à l’inviolabilité du domicile bafoué, sur la base d’une vague suspicion. On voit bien ici le risque de l’arbitraire et de la discrimination à l’encontre de personnes en raison de leur croyance, de leur pratique religieuse réelle ou supposée. Confusion dans de nombreux cas entre ce qui relève d’une pratique rigoriste – c’est la liberté de chacun – et le choix de la violence djihadiste. Pour lutter contre le terrorisme, il n’est surtout pas nécessaire et, au contraire, dangereux de renoncer à un certain nombre de garanties de l’État de droit parce que l’on aura renoncé à qui l’on est. On doit avoir la garantie que, si une personne est privée de sa liberté si elle fait l’objet d’une mesure intrusive, c’est en raison d’éléments suffisants. C’est tout le sens du droit à la sûreté, défini à l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Le droit à la sûreté c’est le droit à la protection des citoyens contre le risque de l’arbitraire de l’État. Un citoyen doit avoir l’assurance que l’État – qui dispose de moyens de coercition extrêmement forts – ne les utilisera que dans un cadre défini par la loi, équilibré et proportionné. n
*Laurence Blisson est juge d’application des peines et secrétaire général du Syndicat de la magistrature.
La Revue du projet, n° 64, février 2017
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