La nouvelle martialisation du discours-terrorisme déplace le concept de guerre et enferme ce que l’on veut appeler le terrorisme d’une part et l’antiterrorisme d’autre part dans un cycle ascensionnel de la violence que plus rien ne semble pouvoir arrêter.
Le choix – car c’en est un – d’engager plus avant la France dans la « guerre au terrorisme » a suscité de nombreuses réactions et de vifs débats. Une première discussion a porté sur l’opportunité de recourir à l’appareil militaire et aux forces armées pour répondre aux attaques dites « terroristes ». Une seconde a été l’occasion d’interroger l’usage même du concept de « guerre » pour décrire et désigner les formes d’hostilités engagées dans le cycle infernal terrorisme/antiterrorisme. Deux questions, étroitement liées entre elles, sous-tendent ainsi ces débats. La première a trait aux moyens susceptibles d’être mobilisés pour lutter contre le « terrorisme ». Doivent-ils être exclusivement policiers et judiciaires, ou bien doit-on (désormais) recourir aux forces armées ? Et quelle place, en outre, doit être donnée au renseignement, et à quel renseignement : militaire (DGSE, DRM) ? Policier (DGSI) ? Les deux ? Et dès lors comment, puisque l’échange d’information entre services de renseignement militaire et policier répond à des règles strictes garantes de l’État de droit ? La seconde question ne porte pas tant sur les moyens de la lutte contre le terrorisme, que sur la qualification des actes et les manières possibles de nommer la violence mise en jeu : cette violence qui surgit brusquement et que nous voulons dire « terroriste », et celle aussi des États lorsque ces derniers, par la voix de leurs représentants légitimes, disent « répondre au terrorisme. » Dans ces jeux de qualification, la martialisation de ce que nous appelons le « discours-terrorisme » contribue à déplacer le sens même de la guerre d’une manière qui appelle à repenser l’antiterrorisme à sa racine.
Qualification et définition du problème
Comme en toute matière, le choix des moyens de la lutte contre le terrorisme dépend de la qualification et du sens que l’on donne aux termes du problème à traiter. C’est bien pourquoi l’action est toujours précédée de longues et souvent vives discussions qui visent la qualification et la définition des problèmes. En matière de « terrorisme », tout pousse à croire que le problème est mal posé depuis le départ. Les efforts définitionnels, nous le savons, n’ont jamais débouché sur une réponse satisfaisante. Jamais la question de savoir si la violence ainsi nommée relevait du crime ou de la guerre n’a été clairement tranchée. Certainement les États se sont-ils progressivement dotés d’une définition juridique du terrorisme : les États-Unis dès 1978, la France un peu plus tard, en 1986, à la suite des actions violentes conduites par le groupe Action directe sur le sol national. Pour autant, et comme l’ont désormais bien montré de nombreux travaux, jamais la violence ainsi qualifiée n’a été assimilée absolument à un crime de droit commun ou à la guerre, ni les moyens militaires totalement écartés de la lutte contre le terrorisme.
La raison en a été que la violence dite « terroriste » a toujours été considérée comme une violence aux motivations fondamentalement politiques dans la mesure où, par-delà ses victimes immédiates, ses entrepreneurs visaient en fait les structures de l’État ou ses représentants. Considéré comme violence politique, le « terrorisme » ne pouvait donc être traité comme un crime de droit commun, mais tant qu’il n’était pas non plus le fait de soldats en uniforme appartenant à l’armée régulière d’un État, il n’a pu être totalement assimilé à la guerre malgré les nombreuses tentatives des milieux militaires états-uniens d’en faire une forme renouvelée de la guerre dont ils défendaient dans les années 1970 et jusqu’au début des années 1980 qu’elle était téléguidée par Moscou à l’échelle planétaire. Ni vraiment crime, ni totalement guerre, le concept bâtard de terrorisme – bâtard, au sens plein et premier de ce qui est de caractère intermédiaire entre deux genres différents – s’est progressivement installé dans le discours politique et médiatique et au cœur des savoir-faire policiers, militaires et de renseignement. Il donna naissance à une forme hybride et renouvelée d’intervention coercitive des États, aujourd’hui encore largement en formation : l’antiterrorisme.
Si, en matière de lutte contre le terrorisme, la France a toujours fait valoir en priorité des moyens policiers et judiciaires plutôt que militaires, ces derniers n’ont pour autant jamais été totalement absents de la réponse antiterroriste. Ainsi, faut-il le rappeler, depuis les attentats à la station RER Saint-Michel à Paris en 1995, les forces armées sont mobilisées en continu sur le sol national dans le cadre du plan Vigipirate, récemment renforcé par l’opération Sentinelle lancée en 2015. Certes, en 2003, la France s’était opposée à l’intervention militaire états-unienne en Irak par la voix de son Premier ministre de l’époque Dominique de Villepin à l’occasion d’un discours aux Nations Unies resté célèbre. Mais dix ans plus tard, c’est bien la France qui lança ses opérations militaires, Serval au Mali (janvier 2013-août 2014), puis Barkhane dans la région du Sahel (depuis le 1er août 2014), au prétexte de lutter contre le terrorisme. Depuis 2015, nous le savons, la France s’est jointe aux États-Unis pour frapper militairement Daech en Irak et en Syrie. Dès lors, l’année 2015 n’est pas tant celle d’une militarisation de la lutte antiterroriste qui a toujours eu sa dimension militaire et même si cette dernière s’est densifiée, que celle d’une nouvelle martialisation du discours-terrorisme après celle opérée par l’administration Bush dans les années 2000.
Le discours-terrorisme
Qu’appelle-t-on discours-terrorisme et quels sont les effets de sa martialisation ? Le discours-terrorisme se distingue des discours sur le terrorisme. Personne ne le prononce. Il fait parler en équipant les commentateurs, hommes politiques, journalistes et experts de ses catégories abstraites et autres concepts sous-spécifiés tels que « armée terroriste » ou « ennemi terroriste. » Ce faisant, il ne fait pas parler du « terrorisme » comme on le pourrait croire, mais de la violence, et plus spécifiquement encore de ces réalités de la violence qui échappent aux concepts établis du crime et de la guerre. Cette violence-là est son unique objet. Aussi, ne parle-t-on jamais du terrorisme, mais de violence et au moyen du concept de terrorisme autour duquel s’agrègent les récits sur le terrorisme depuis plus d’un demi-siècle. C’est là une nuance cruciale pour la compréhension de ce qui arrive. Elle suggère en effet de déporter l’analyse de l’univers des réalités de la violence au continent du discours au sein duquel s’opère depuis le milieu du XXe siècle un nouveau partage de la violence opéré par le concept de « terrorisme » ; concept qui prend place à l’intérieur du discours moderne sur la violence tel que ce dernier s’est historiquement trouvé accrédité en distinguant le crime et la police d’un côté, la guerre et le militaire de l’autre.
La nouvelle martialisation du discours-terrorisme à laquelle nous assistons depuis 2015 et dont le concept de « guerre au terrorisme » est l’une des expressions (avec aussi ceux « d’ennemi terroriste » ou « d’armée terroriste ») a deux effets étroitement liés entre eux : il déplace le concept de guerre et enferme ce que l’on veut appeler le terrorisme d’une part et l’antiterrorisme d’autre part dans un cycle ascensionnel de la violence que plus rien ne semble pouvoir arrêter. Eu égard au déplacement du concept de guerre, il convient avant toute chose d’écarter l’argument selon lequel on ne pourrait pas nommer « guerre » l’enchaînement de la violence tel qu’il s’établit depuis une quinzaine d’années dans le cadre du cycle terrorisme/contre-terrorisme pour cette raison qu’il ne mettrait pas aux prises les armées conventionnelles d’États entre eux. Un tel argument ne résiste pas à l’analyse historique et conceptuelle. La guerre en effet, comme mot et comme concept à la fois, a existé bien avant que ses réalités matérielles ne prennent la forme de la guerre moderne, c’est-à-dire bien avant que la guerre ne s’identifie absolument et exclusivement à la guerre interétatique. Rien, dès lors, n’interdit de penser, et tout indique même que la guerre est de nouveau en train de se muer, de prendre de nouvelles formes faisant qu’elle échappe chaque jour un peu plus à son concept moderne.
Dans ce contexte, la martialisation du discours-terrorisme, avec ses concepts d’ « ennemi terroriste » ou d’ « armée terroriste », tente de recréer sémantiquement ce qui faisait la caractéristique de la guerre à l’époque moderne, mais déplace en fait le concept de guerre d’une manière inquiétante. Jusqu’à une époque récente, en effet, ce concept désignait un duel entre entités politiques assimilables entre elles du double point de vue de leur forme (États territoriaux) et de leur statut dans la guerre (ennemi). La théorisation clausewitizienne de la guerre avait ainsi posé l’unité des belligérants sous le concept d’ennemi : ils se différenciaient dans la guerre en acte (quand l’un attaque, l’autre défend et inversement), mais s’identifiaient sous le concept d’ennemi tant qu’ils étaient chacun l’ennemi de l’autre. Aussi existait-il dans la théorisation moderne/clausewitzienne de la guerre, d’une part un principe de réciprocité dont René Girard a bien montré qu’il était à la fois ce qui provoquait et suspendait la montée aux extrêmes, d’autre part un principe de symétrie par lequel les belligérants se reconnaissaient l’un l’autre et qui autorisait de pouvoir mettre un terme à la guerre en signant avec son ennemi un traité de paix. Ainsi la guerre était-elle bornée dans le temps. En appliquant le concept de guerre à la lutte contre le terrorisme dans laquelle aucune symétrie n’existe (États vs réseaux), pas même une dissymétrie, la martialisation du discours-terrorisme lève ainsi tous les principes d’autolimitation avec lesquels la guerre moderne avait pu fonctionner. Elle nous laisse dans la guerre, une guerre où chacun des belligérants cherche à éradiquer l’autre et dont personne ne peut dire aujourd’hui si elle s’arrêtera un jour.n
*Philippe Bonditti est docteur en sciences politiques. Il est maître de conférences à l’université catholique de Lille.
La Revue du projet, n° 64, février 2017
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