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L’impérialisme capitaliste, Flaron Gulli, Aurélien Aramini

Le capitalisme est-il synonyme de libre concurrence et de paix entre les nations ou, au contraire, conduit-il nécessairement à la constitution de monopoles et à la guerre ? Lénine considère que le capitalisme qui repose sur la propriété privée et la libre concurrence évolue nécessairement en impérialisme. À ce nouveau stade, des entreprises géantes, résultant de la concentration de la production et de la fusion du capital industriel et du capital bancaire, s’affrontent pour le partage du monde, aidées par la puissance militaire de leurs États respectifs.

 

 

L’impérialisme a surgi comme le développement et la continuation directe des propriétés essentielles du capitalisme en général. Mais le capitalisme n’est devenu l’impérialisme capitaliste qu’à un degré défini, très élevé, de son développement, quand certaines des caractéristiques fondamentales du capitalisme ont commencé à se transformer en leurs contraires, quand se sont formés et pleinement révélés les traits d’une époque de transition du capitalisme à un régime économique et social supérieur. Ce qu’il y a d’essentiel au point de vue économique dans ce processus, c’est la substitution des monopoles capitalistes à la libre concurrence capitaliste. La libre concurrence est le trait essentiel du capitalisme et de la production marchande en général ; le monopole est exactement le contraire de la libre concurrence ; mais nous avons vu cette dernière se convertir sous nos yeux en monopole, en créant la grande production, en éliminant la petite, en remplaçant la grande par une plus grande encore, en poussant la concentration de la production et du capital à un point tel qu’elle a fait et qu’elle fait surgir le monopole : les cartels, les syndicats patronaux, les trusts et, fusionnant avec eux, les capitaux d’une dizaine de banques brassant des milliards. En même temps, les monopoles n’éliminent pas la libre concurrence dont ils sont issus ; ils existent au-dessus et à côté d’elle, engendrant ainsi des contradictions, des frictions, des conflits particulièrement aigus et violents. Le monopole est le passage du capitalisme à un régime supérieur.
Si l’on devait définir l’impérialisme aussi brièvement que possible, il faudrait dire qu’il est le stade monopoliste du capitalisme. Cette définition embrasserait l’essentiel, car, d’une part, le capital financier est le résultat de la fusion du capital de quelques grandes banques monopolistes avec le capital de groupements monopolistes d’industriels ; et, d’autre part, le partage du monde est la transition de la politique coloniale, s’étendant sans obstacle aux régions que ne s’est encore appropriées aucune puissance capitaliste, à la politique coloniale de la possession monopolisée de territoires d’un globe entièrement partagé.

Lénine, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme
(essai de vulgarisation), 1916, Œuvres complètes, tome 22, Éditions sociales,  Éditions du Progrès, Moscou, 1960, p. 286-287.

Par Florian Gulli et Aurélien Aramini

Un nouveau stade du capitalisme
Lénine étudie le développement du capitalisme. Ce dernier n’a rien d’une réalité figée, il passe nécessairement par différentes phases. Le premier stade du capitalisme avait pour principes « propriété privée fondée sur le travail du petit patron, libre concurrence, démocratie ». Entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, ce stade a définitivement été dépassé et un « nouveau capitalisme s’est définitivement substitué à l’ancien ». Cette nouvelle phase du capitalisme, qui en constitue le « stade suprême », est qualifiée par Lénine de « monopoliste ». Cette dernière phase où se réalise l’essence même du capitalisme consiste dans la formation de grands « monopoles » dominant la vie économique : les « cartels », les « trusts » et les « syndicats patronaux ».
Le capitalisme monopoliste se caractérise sur le plan économique par la « concentration de la production ». Lénine insiste sur cette dynamique paradoxale du système capitaliste : la libre concurrence capitaliste produit les « monopoles », qui sont la négation de la concurrence. Lénine rappelle que Marx avait bien mis en évidence dans Le Capital que « la libre concurrence engendre la concentration de la production, laquelle, arrivée à un certain degré de développement, conduit au monopole ». La libre concurrence peut entraîner, premier scénario, la faillite d’une entreprise au profit d’une autre qui devient de plus en plus
puissante au sein d’un secteur industriel : un « trust ». Elle peut entraîner, deuxième scénario, l’entente de gran­des entreprises en vue d’imposer leurs conditions de vente sur le marché, de déterminer les quantités à produire et de partager les bénéfices : c’est le principe de la « cartellisation ». Lénine trouve une confirmation de ce processus de concentration de la production dans les statistiques industrielles de son époque qui étayent l’argumentation du premier chapitre de L’Impérialisme. Ainsi rappelle-t-il qu’« il n’est pas rare de voir les cartels et les trusts détenir 7 ou 8 dixièmes de la production totale d’une branche d’industrie ». Par exemple, « lors de sa fondation en 1893, le Syndicat rhéno-westphalien du charbon détenait 86,7 % de la production houillère de la région, et déjà 95,4 % en 1910 ».
La phase monopoliste du capitalisme n’est pas une pathologie du capitalisme, mais une phase inéluctable de son développement. Toutefois, les éléments du stade antérieur se maintiennent, quoique en se transformant souvent. Ainsi, les moyens de production « restent la propriété privée d’un petit nombre d’individus » et « le cadre général de la libre concurrence nominalement reconnue subsiste ». De même, le petit patronat ne disparaît pas mais passe totalement sous la dépendance des grands groupes qui les privent de toute initiative. Lénine insiste d’ailleurs sur le fait que le parti du prolétariat « doit arracher à la bourgeoisie les petits patrons qu’elle a dupés » en vantant la libre entreprise. Enfin, « les monopoles n’éliminent pas la libre concurrence », mais la transforment radicalement. La libre concurrence devient la lutte acharnée pour le partage des marchés, au niveau mondial, entre les grands trusts, entre les cartels, entre les « groupements monopolistes de capitalistes » et les petits patrons. Loin de mettre fin à la lutte des classes, cette phase du capitalisme rend encore plus violente la logique de domination du capital. « Le joug exercé par une poignée de monopolistes » est toujours plus intolérable : les profits sont démultipliés, les matières premières sont confisquées, l’usage de la force militaire se généralise

Capital financier et nouvelle politique coloniale
Lénine nomme « impérialisme » ce nouveau stade du capitalisme caractérisé par l’émergence des monopoles. Plus précisément : l’impérialisme est le résultat inéluctable des développements les plus récents du capitalisme.
Le choix de ce terme pourrait surprendre à première vue. D’abord, parce que l’impérialisme n’est pas une réalité nouvelle. Il a existé bien avant le capitalisme. Déjà « Rome, fondée sur l’esclavage, faisait une politique coloniale et pratiquait l’impérialisme », remarque Lénine. Les tendances à l’expansion, à l’annexion, la domination d’une nation ou d’une cité par une autre sont choses anciennes. Pourtant, Lénine maintient qu’il est possible d’identifier un impérialisme spécifiquement capitaliste. Mais là encore, pourquoi réserver ce mot aux développements économiques les plus récents, alors que les grandes puissances capitalistes se sont depuis longtemps lancées dans l’aventure coloniale ? La colonisation et les rivalités internationales, en contexte capitaliste, ne sont pas nouvelles non plus. Néanmoins, Lénine soutient qu’elles prennent un tour nouveau avec l’apparition des monopoles.
L’impérialisme dont parle Lénine présente deux caractéristiques nouvelles qui se déduisent, l’une et l’autre, de l’apparition des monopoles. L’impérialisme désigne d’abord le capitalisme à l’heure de la domination du « capital financier », « fusion du capital bancaire et du capital industriel ». Le pouvoir passe aux mains des banques. D’abord simples intermédiaires dans les paiements, elles se mettent à pénétrer les autres formes du capital, commercial et industriel, pour les dominer. Quelques grandes banques, absorbant les petits établissements, s’unissent avec les monopoles industriels « par l’acquisition d’actions » ou « par l’entrée des directeurs de banque » dans les conseils d’administration des « entreprises industrielles et commerciales ». Par ailleurs, « l’oligarchie financière » cherche de plus en plus à placer sous sa dépendance les institutions politiques. La séduction des fonctionnaires et l’influence sur les gouvernants sont d’autant plus aisées que les États s’endettent auprès des banques. Dans cette situation, la démocratie parlementaire, contournée, se vide peu à peu de sa substance. Le libéralisme, cher à la bourgeoisie dans la phase précédente du capitalisme, est délaissé à l’époque de l’impérialisme.
Deuxième caractéristique de cette phase du capitalisme : une nouvelle politique coloniale. « Aux nombreux “anciens” mobiles de la politique coloniale le capital financier a ajouté la lutte pour les sources de matières premières, pour l’exportation des capitaux, pour les “zones d’influence” – c’est-à-dire pour les zones de transactions avantageuses, de concessions, de profits de monopole, etc. –, et, enfin, pour le territoire économique en général.» Mais il y a plus. Les précédentes expansions coloniales se déployaient dans un monde encore étranger aux grandes puissances capitalistes. Mais vers 1900, les choses ont changé. Le partage du globe est achevé ou presque. À partir de ce moment, la conquête de nouveaux territoires par une grande puissance se fait toujours au détriment d’une autre. L’appropriation de nouvelles terres, nécessaire par exemple pour accéder aux matières premières, devient un facteur de tensions entre puissances impérialistes et donc une cause de rivalité entre une poignée de monopolistes, conduisant in fine à la guerre. 

Au début de la guerre, Lénine se réfugie en Suisse après avoir été inquiété par les autorités austro-hongroises qui le suspectent d’être un espion tsariste. La brochure consacrée à l’impérialisme est écrite au printemps 1916 à Zurich.
L’ouvrage a souvent été présenté comme une contribution majeure au développement de la théorie de l’impérialisme. Pourtant, il ne s’agit pour Lénine que d’un « essai de vulgarisation » (c’est le sous-titre de la brochure). Dès les premières lignes, Lénine précise que le contenu théorique du texte reprend pour l’essentiel les analyses de deux auteurs. Celle du journaliste libéral J.A. Hobson (1858-1940) qui publie L’Impérialisme en 1902, « description excellente et détaillée » de l’impérialisme, selon Lénine. Celle ensuite du marxiste autrichien Rudolf Hilferding (1877-1941) dont le livre, Le Capital financier (1910), constitue « une analyse éminemment précieuse ».
L’objectif de Lénine n’est pas d’éclairer d’un jour nouveau le capitalisme de son temps. Sa brochure est une critique radicale de la ligne politique de nombreux socialistes, dont Karl Kautsky qui estime que l’impérialisme, une fois réformé et adouci, pourrait être le prélude de la paix et d’une démocratie mondiale.

La Revue du projet, n° 63, janvier 2017

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