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L’avenir du travail passe-t-il par l’emploi ? Entretien croisé avec Denis Durand et Christine Jakse*

La place de l’emploi dans l’organisation du travail suscite de nombreux débats. Un projet communiste a-t-il pour vocation de sécuriser l’emploi ou de le remplacer par une autre forme de reconnaissance sociale du travail ?

Comment définir, conjointement, les notions d’emploi et de travail ? Comment sont-elles ou sont-elles devenues liées ?
Denis Durand : Le travail est l’activité que les êtres humains sont contraints de déployer pour transformer la nature et obtenir ainsi des produits qui sont leurs moyens d’existence. Dans l’économie capitaliste contemporaine, le travail s’exerce très majoritairement dans le cadre économique et juridique d’un emploi salarié : en contrepartie du versement d’un salaire en argent, le salarié vend sa force de travail en se plaçant, pour une durée donnée, et par un contrat essentiellement précaire, dans la subordination envers le capitaliste, baptisé « donneur d’emploi », qui fait l’avance (avec ses propres fonds, avec des crédits bancaires ou avec des fonds publics) de l’argent nécessaire au paiement des salaires et des moyens matériels de production. L’émancipation des travailleurs ne passe donc pas par l’exaltation du travail et de ses vertus mais par les luttes pour le dépassement du salariat et du règne de l’argent jusqu’à leur abolition.
Christine Jakse : Le capital assimile travail et emploi : pour lui, la production hors de l’emploi subordonné ne vaut rien, voire est coûteuse. Pourquoi ? Parce que l’enjeu du capital n’est pas de produire des valeurs d’usage (des productions utiles) mais des marchandises permettant l’accumulation financière. La distinction travail/emploi est politique : peut-on travailler sans marché du travail ? C’est le cas du non marchand ou des indépendants pour n’en rester qu’au travail compté dans le produit intérieur brut (PIB) aujourd’hui. Pour autant, l’idéologie dominante s’acharne à le disqualifier en répétant que les fonctionnaires sont une dépense publique et en ubérisant le travail indépendant. Réduire la dépense publique (sauf la commande publique !), c’est l’enjeu du Traité de libre-échange transatlantique (TAFTA) ; ubériser, c’est l’enjeu des lois Macron et El Khomri.

Quelle place devons-nous faire au travail dans notre société ?     
Denis Durand : La crise que rencontre le mode de production capitaliste depuis une quarantaine d’années est liée à des bouleversements qui appellent une transformation profonde de la civilisation. La gestion capitaliste de l’économie conduit à rejeter les travailleurs sur le « marché du travail », c’est-à-dire dans le chômage, en les remplaçant par des machines pour accumuler toujours plus de capitaux réclamant toujours plus de rentabilité. Avec la révolution informationnelle, elle devient folle. Le chômage explose alors qu’il y aurait des millions d’emplois à créer, dans de nouveaux métiers, pour réussir la transition écologique, développer de nouveaux services publics… Cela met concrètement à l’ordre du jour un dépassement du capitalisme jusqu’à son abolition, et donc jusqu’à l’abolition du travail salarié. Mais cela ne se fait pas en appliquant un schéma conçu a priori : c’est une transformation historique graduelle, faite de luttes et d’avancées institutionnelles concrètes. Le Parti communiste propose de lutter tout de suite pour la construction d’un système de sécurisation de l’emploi et de la formation (cf. la proposition communiste pour une loi de sécurisation de l’emploi et de la formation et aussi, dans le numéro 744-745 d’Économie et politique, le dossier « Revenu de base ? Mauvaise réponse à de vraies questions ») permettant à chacun d’alterner tout au long de la vie active entre l’exercice d’un travail salarié, une formation ou d’autres activités. Une alternance des rôles permettant pour chacun une trajectoire assurant une sécurité de droits et de revenus et rendant concrètement possible une éradication progressive du chômage.
Christine Jakse : À l’échelle macro­économique, le travail (certainement pas le capital) est, jusqu’à nouvel ordre, le seul moyen de produire des valeurs d’usage, directement ou indirectement (il faut bien concevoir et fabriquer les machines qui elles-mêmes produisent) : le travail est donc simplement indispensable pour notre survie. Marx l’a rappelé en son temps dans une lettre à Kugelmann du 11 juillet 1868 : « N’importe quel enfant sait que toute nation crèverait qui cesserait le travail, je ne veux pas dire pour un an, mais ne fût-ce que pour quelques semai­nes. » À l’échelle individuelle, en lien avec sa dimension anthropologique, le travail doit être repensé dans son contenu, les conditions de sa mise en œuvre, son sens : d’un côté, combien de personnes disent aimer leur travail mais souffrir dans leur emploi ? De l’autre, combien de retraités (ou de chômeurs ou de salariés en congé), quand ils gèrent une association, s’occupent de leurs petits-enfants, jardinent, etc., disent découvrir le travail libéré des contraintes du marché du travail ? Autant d’« activités » reconnues comme du travail quand elles sont réalisées dans l’emploi par le comptable, l’assistante maternelle, le jardinier municipal par exemple, mais niées comme travail quand elles sont réalisées par un retraité ! Pourtant, la retraitée bibliothécaire dans son quartier produit un service bien plus utile que le trader de Goldman Sachs ! Ceci doit nous inciter à redéfinir le travail, en s’extrayant de sa conception capitaliste dans le marché du travail.

Doit-on politiquement ouvrir la reconnaissance du travail à d’autres tâches ? Ne serait-ce pas ouvrir une boîte de Pandore potentiellement dangereuse (dans le cas de la prostitution par exemple) ? Où s’arrête « le travail », et donc le monde du travail ?

Christine Jakse : La convention comptable du PIB reconnaît ou non les productions. Drogue et prostitution sont dans le PIB en Grande-Bretagne ou en Italie. En France, non ; le travail domestique par exemple non plus. Les intégrer ou non dans le PIB ne change rien à leur réalité mais pose les questions de leur validation sociale et donc de la définition du travail. Autrement dit, au-delà de la définition du travail et de la convention comptable du PIB, c’est la production de la richesse qui se joue : la production capitaliste de valeurs d’échange vise la plus-value grâce au marché du travail et au crédit lucratif ; la production de gauche serait celle des valeurs d’usage par les producteurs (nous) dotés d’un statut politique leur assurant la maîtrise de l’investissement, la propriété de l’outil de travail et un salaire à vie. Si tel était le cas, nous pourrions faire des choix décisifs sur l’énergie, le bio, etc., car, enfin débarrassés de l’enjeu de survaleur, nous centrerions nos décisions sur la valeur d’usage et les conditions de sa production.
Denis Durand : L’enjeu actuel, pour l’écrasante majorité de la population, est de développer la lutte pour dépasser progressivement le salariat capitaliste jusqu’à son abolition et se libérer de la dictature financière et du règne de l’argent dans tous les aspects de la civilisation.

La réduction du temps de travail est au centre de la question du partage des richesses, mais comment devons-nous repenser l’emploi dans ce cadre ?     

Denis Durand : Comme le disait Marx, le « règne de la liberté » commence là où finit le « règne de la nécessité », c’est-à-dire celui du travail, tout en s’appuyant sur lui. Cela commence évidemment par réduire le temps pendant lequel chacun est obligé de travailler. Les formidables gains de productivité apportés par la révolution informationnelle le permettraient, à condition d’arracher au patronat et aux marchés financiers le pouvoir d’orienter les productions, les investissements et leur financement, selon des critères d’efficacité sociale.    

Christine Jakse : Revendiquer une baisse du temps d’emploi légitime le marché du travail ; revendiquer le déplacement du curseur entre salaire et profit légitime le régime capitaliste. Tant qu’on ne se bat pas pour la maîtrise de la valeur produite, on subit le yo-yo travail-capital, dans lequel le capital sera toujours gagnant. Pourtant, les travailleurs ont su sortir du marché du travail et de la propriété capitaliste. Les communistes et le courant révolutionnaire de la CGT ont installé en un an et demi de pouvoir – entre fin 1945 et mi-1947 – le statut général de la fonction publique d’État, sur le métier depuis plus de cent ans (grâce au cégétiste Jacques Pruja, à Maurice Thorez avec l’aide de Max Amiot), le statut des électriciens-gaziers (Marcel Paul), le régime général de la Sécurité sociale, (Ambroise Croizat et les centaines de militants CGT). Autrement dit, ils ont inventé la qualification personnelle du fonctionnaire qui le débarrasse du marché du travail, permet une progression continue de son traitement par l’ancienneté, une mobilité fonctionnelle et géographique comme aucun salarié du secteur privé ne peut le faire, avec l’implication centrale (insuffisante) des organisations syndicales dans des instances ; avec le régime général de la sécurité sociale, les syndicats ont maîtrisé de 1946 à 1967 la production de la santé, le salaire des soignants et des malades ainsi que l’investissement par subvention (les centres hospitaliers universitaires), grâce à la cotisation sociale ; ils ont inventé le salaire continué des retraités, des parents, des chômeurs.

Nous avons construit, dans l’ensemble des pays développés, des systèmes de protection sociale. Ces derniers, derrière leur diversité, ont des apports plus ou moins forts à l’emploi et comprennent des dispositifs divers en leur sein. Quels sont aujourd’hui les défis auxquels ils sont confrontés ? Des réformes pour amplifier la protection sociale ou devons-nous inventer un nouveau modèle ?
Christine Jakse : Le modèle alternatif existe déjà, je viens de le décrire brièvement : salaire à vie par extension du salaire socialisé et subvention sans crédit sur le modèle du régime général avant 1967, qualification personnelle pour tous. La cotisation sociale n’est pas prise sur le salaire, c’est un morceau du PIB dans sa répartition primaire, comme le salaire net et le profit. On n’a pas besoin de cotiser pour avoir un salaire socialisé (exige-t-on du capital qu’il cotise pour capter son profit ?) ; on peut donc en étendre le principe à tout le PIB. Dans l’immédiat, il faut cesser de revendiquer une modulation des taux de cotisations sociales qui place, au cœur de l’accès au droit, l’emploi (pérenne et qualifié certes) et le capital, deux institutions centrales du capitalisme. Et il faut reprendre le pouvoir dans les caisses pour décider des investissements au-delà de la santé, exiger une hausse des cotisations patronales, étendre le salaire socialisé aux jeunes pour commencer. Face à l’attaque frontale du revenu de base et de la sécurisation des parcours dans le compte personnel d’activité, la CGT et le PCF – la gauche – doivent remettre au cœur de leur projet le statut du salarié et se réapproprier leur histoire : la classe ouvrière a réussi à se constituer comme sujet révolutionnaire en inventant des institutions alternatives au capitalisme, dans un contexte hostile et au sortir de la guerre. À nous de prolonger cette belle entreprise.
Denis Durand : La sécurité sociale, en particulier telle qu’elle a été mise en place en France sous l’influence du PCF, est une avancée révolutionnaire : une partie de la richesse créée par les travailleurs leur revient, non pas en tant que rémunération de leur force de travail sous forme de salaire, mais au contraire selon le principe communiste « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins ». En même temps, cette prise en charge collective d’une partie de la reconstitution de la force de travail a fait partie des transformations qui ont permis au capitalisme de surmonter sa crise après la Deuxième Guerre mondiale. Depuis que ce capitalisme monopoliste d’État social est, à son tour, entré en crise au milieu des années 1960, il devient de moins en moins capable de financer les systèmes de protection sociale. Par exemple, la part du PIB consacrée au financement des retraites a pu doubler entre 1960 et 1980 mais aujourd’hui le système n’a plus les moyens de l’augmenter de moitié, ce qui suffirait à répondre aux revendications syndicales (retraite à 60 ans avec 37,5 ans de cotisation, etc.). C’est donc un tout autre fonctionnement de l’économie qu’il faut imposer pour répondre aux causes profondes de la crise. Réorienter le crédit bancaire en faveur des projets qui contribuent à sécuriser l’emploi et la formation, cela veut dire davantage de richesses créées, sur lesquelles il sera possible de prélever de quoi financer la protection sociale. C’est aussi la base d’un développement radicalement nouveau des services publics, moyens concrets de permettre à chacun de consacrer moins de temps au travail contraint et davantage à des activités choisies, dont la formation tout au long de la vie fait bien sûr partie.

*Christine Jakse est docteure en sociologie et membre de l’association Réseau salariat.
Denis Durand est responsable de la commission économique du Conseil national du PCF.

La Revue du projet, n° 61, novembre 2016
 

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le 20 novembre 2016

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