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Le partage du travail pénible, un enjeu de justice sociale, Josua Gräbener*

Avoir les yeux rivés sur la question du chômage et revendiquer le plein-emploi conduit parfois à oublier l’enjeu de la qualité du travail, au point de légitimer inconsciemment les effets pervers de la division sociale du travail.

Le chômage (des jeunes), cet assommant refrain
« Répondre au chômage des jeunes » : un mot d’ordre qui fait consensus sur la scène politique française, par-delà les clivages gauche/droite, y compris souvent dans nos rangs. Mais attention ! D’abord, « les jeunes » ne sont pas plus au chômage que les autres. Ce sont les jeunes actifs qui sont surexposés au chômage, à près de 24 %. Mais rapporté à l’ensemble de la tranche d’âge (si l’on tient compte de ceux qui sont en études), ce taux descend à 9 %. Ensuite, ce chiffre agrégé est traversé par de profondes inégalités, notamment quant à la nature des emplois occupés, et surtout à la qualité des contrats de travail. Selon leur sexe, leur diplôme et donc leur origine sociale, mais aussi selon leur couleur de peau ou leur patronyme, « les jeunes » n’ont pas les mêmes chances d’accéder à un contrat à durée indéterminée (CDI) correctement rémunéré, sanctionnant un travail qualifié. Bref, « la jeunesse n’est qu’un mot ». Or, enfin, et surtout, cette question de la qualification du travail est largement éclipsée du fait même de la focalisation sur les seules questions de l’emploi – ou plutôt de son absence. La conséquence est directe et saute aux yeux : la confusion entre qualification du travail, du poste et des personnes est fréquente… alors même qu’elles ont fait l’objet de définitions systématiques il y a soixante ans déjà, par exemple par Pierre Naville. Cela ne doit donc pas nous conduire à reprendre en chœur avec les autres la doxa du marché du travail : « Il faut mieux former les travailleurs », notamment les chômeurs, et de surcroît les jeunes…

Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi la qualité du travail est-elle si souvent absente des débats, même dans les organisations politiques prétendant à la représentation des travailleurs ? Et surtout, après des décennies de tactiques politiques ayant, souvent malgré elles, contribué à sédimenter et naturaliser des injonctions politiques, quelles sont les pistes disponibles ?

Des compromis tactiques aux effets durables
Sur le plan tactique, on hérite de plusieurs accommodements pragmatiques historiquement situés, dont la défense apparaît comme un moindre mal au moment de leur remise en cause brutale. Le plus caractéristique est le « compromis fordiste » : en échange de la paix sociale, les organisations syndicales ont obtenu des garanties collectives, notamment en matière de rémunération. Il s’agissait en particulier de faire correspondre « le titre et le poste ». Mais le prix à payer est très élevé : la question pourtant centrale de l’organisation du travail a ainsi été largement évacuée. Ce point a été souligné avec force il y a vingt ans par Bruno Trentin, syndicaliste et chercheur italien. La loi de 1971 sur la formation professionnelle en est symptomatique : certes, de nouveaux droits sont instaurés, et ils sont accompagnés de cotisations sociales nouvelles ; mais l’entreprise est également consacrée comme le lieu le plus légitime pour décider des modalités et des objectifs (donc des publics) de la formation. Les organisations syndicales proches du projet communiste ont produit d’abondantes analyses sur ces questions de formation, dont on aurait tort de se priver.

D’autres compromis conduisent à négliger l’enjeu de la qualité du travail au profit de l’emploi. Le compromis macroéconomique d’abord. De façon tout à fait remarquable, la demande, largement partagée à gauche, de politiques de relance keynésienne reflète le succès de « l’impératif » de croissance du sacro-saint produit intérieur brut. Parfois même, on peut s’égarer dans « l’impératif » de la compétitivité, dérivant de « l’impératif » de la mondialisation. S’ensuit le compromis sur l’agenda d’ « investissement social ». Qui saurait en effet résister aux sirènes de « l’économie de la connaissance », dans laquelle la « formation tout au long de la vie » est appelée à jouer un rôle fondamental ? Enfin, dans le contexte français en particulier, nous avons pu nous engluer dans un compromis « républicain ». Ce dernier est le plus difficile, car le plus inconscient… il nous conduit à alimenter l’illusion méritocratique, pilier de la « République ». Celle-ci contribue grandement à légitimer un ordre social violent, marqué par un déclassement massif et la répartition de positions sociales dès le plus jeune âge. Croissance, compétitivité, mérite : cette trinité semble harmonieuse.

Ces tactiques ont durablement marqué les priorités politiques, et nous ont cantonnés dans des postures défensives des conquis sociaux. La question de la qualité du travail pour toutes et tous reste donc entière, elle le sera encore plus le grand soir à l’issue duquel aura été obtenue la réduction massive du temps de travail permettant d’atteindre le plein-emploi. Or la construction collective d’une contre-hégémonie est encore un immense chantier. Heureusement, les pistes sont nombreuses, notamment parmi les sociologues du travail et les économistes hétérodoxes. On retiendra deux perspectives particulièrement prometteuses, correspondant aux trois ordres de qualification si souvent confondus.

Comment construire un contre-projet progressiste dans une société violente ?
Un premier axe de réflexion peut consister à questionner le fétichisme du diplôme. Bien que ce levier d’action publique semble intuitif (« les diplômés sont moins au chômage que les autres ») et soit une solution de facilité, il est voué à l’échec en matière de qualification de l’emploi car « certifier n’est pas qualifier », comme le soulignent les meilleurs spécialistes de la question, tels que Fabienne Maillard. Autrement dit, il y a des conditions institutionnelles et politiques à la reconnaissance des savoir-faire. Sans les prendre en compte, la focalisation sur la formation ne fait qu’entretenir des inégalités sociales, qui affectent essentiellement les prolétaires et les « racisés ». On leur réserve, quand il y en a, les emplois les plus pénibles, réputés « inévitables ». On invoque de belles et creuses formules magiques, à l’image de la « lutte contre l’exclusion » dont l’efficacité ponctuelle est proportionnelle aux effets idéologiques délétères de long terme… on se résigne ainsi à changer régulièrement, à la marge, l’ordre dans la file d’attente, selon les priorités du moment.

Un deuxième axe de réflexion concerne les modalités de reconnaissance des savoir-faire. Ici, les développements des chercheurs du Réseau salariat se révèlent extrêmement féconds. Ils s’appuient sur un postulat de départ lucide : la création et la répartition de valeurs dans un monde fini induisent des arbitrages structurellement violents. Ce qui distingue le capitalisme du communisme de ce point de vue, c’est la place inégale accordée à la délibération collective, et donc aux stratagèmes qui sont éventuellement nécessaires pour faire oublier son absence. Sur le marché du travail en effet, la violence du jugement de valeur est euphémisée : il n’y a qu’à acquérir des « compétences » et de l’« expérience ». Une perspective communiste consiste au contraire à envisager une détermination de la qualification des personnes par des collectifs de travailleurs. Parce qu’elles sont émancipées de la planification autoritaire des « besoins de formation » (selon les employeurs ou l’État stratège), ces décisions collectives peuvent être discutées par les premiers concernés, plutôt que par des élites.

Démocratiser l’entreprise et, au-delà, démocratiser le travail
Rendre le travail plus épanouissant pour toutes et tous implique donc de travailler deux nœuds essentiels. Le premier nœud est la démocratie en entreprise et des leviers actuels permettant d’encourager l’autogestion. Le deuxième est celui de la division du travail, dans le sillage d’André Gorz. De ce point de vue, on a tout intérêt à se nourrir des réflexions générées hors du cercle habituel des intellectuels organiques, voire hors d’un marxisme trop général. Par exemple, lors d’une intervention à Nuit debout à Lyon au printemps 2016, Baptiste Mylondo appelait explicitement à un « grand programme de destruction des emplois »… pénibles. Par sa provocation, il a mis en lumière un impensé majeur à gauche, lié aux héritages précédemment analysés. Cet impensé fait mal : c’est le postulat selon lequel il est juste que certaines personnes ne fassent que des activités agréables, passionnantes, valorisées, tandis que d’autres font des activités pénibles, répétitives, dangereuses, sales, dévalorisées. Par cynisme, par lâcheté, mais surtout par habitude et routine, cet impensé est souvent refoulé à gauche. Or cet ordre social, à l’efficience économique pourtant largement contestée et ce, depuis longtemps (on renvoie à l’excellent article de Stephen Marglin en 1974 : « What do bosses do ? » [Que font les patrons ?]), inhibe la démocratie dans l’enceinte de l’entreprise, et au-delà. Des millions de travailleurs en souffrent au quotidien. Une question cruciale se pose alors à tout communiste voulant être cohérent : « Sommes-nous toutes et tous prêts pour le partage du travail pénible ? » n

*Josua Gräbener est politiste. Il est doctorant en sciences politiques à l’université de Grenoble Alpes.
La Revue du projet, n° 61, novembre 2016
 

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Le partage du travail pénible, un enjeu de justice sociale, Josua Gräbener*

le 20 novembre 2016

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