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Les salariés « modernes », garants d’une deuxième vie du taylorisme, Danièle Linhart*

Les nouvelles méthodes de management mises en place depuis maintenant plusieurs décennies reposent sur des injonctions perpétuelles à l’autonomie et à la mobilité. Loin d’être émancipatrices, elles constituent une nouvelle forme de contrôle des salariés qui passe par leur déstabilisation.

Après la contestation ouvrière de l’ordre social taylorien dans la fin des années 1970, et avec la transformation du monde économique (globalisation, diffusion des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), développement massif du tertiaire), les employeurs ont compris qu’il leur fallait inventer un nouveau mode de mise au travail. Celui-ci se constitue progressivement sur la base d’une individualisation de la gestion des salariés pour contrecarrer la capacité de contestation des ouvriers liée à la vitalité de leurs collectifs de travail. Il se caractérise par une délégation aux salariés de certains aspects de l’organisation du travail. Le management moderne décide de miser sur la capacité d’initiative, d’inventivité, sur le sens de l’autonomie et des responsabilités des salariés.

Application des principes d’économie de coûts et de temps
L’objectif est que chaque salarié accepte de se transformer en petit bureau des Temps et des Méthodes pour s’appliquer à lui-même en permanence les principes d’économie des coûts et du temps, qui sont au cœur de la philosophie taylorienne. Cette démarche sera rebaptisée lean management. Le lean management, d’inspiration toyotiste a pour objectif de chercher à diminuer en permanence les effectifs, budgets, délais, erreurs, stocks, etc. : faire plus avec moins. Lean voulant dire maigre, sans gras, certains disent anorexique… Il revient au salarié de veiller à faire en permanence l’usage le plus efficace de lui-même selon les critères de rentabilité voulus par sa direction. Le salarié est ainsi responsable de l’organisation de son travail mais, pour assumer cette responsabilité, il doit recourir aux méthodes, procédures, processus, protocoles, bonnes pratiques imposés par sa direction et le plus souvent mis au point par des experts de grands cabinets de consulting internationaux à distance des métiers engagés.
Les salariés ont ainsi à se mobiliser dans des limites très étroitement définies par les outils modernes de gestion qui permettent par ailleurs un contrôle d’une efficacité inégalée. Les salariés ont à mobiliser leur intelligence en la soumettant à la logique extrêmement codifiée de méthodes conçues en négation de leur intelligence, pour trouver sans cesse des solutions organisationnelles à un travail de plus en plus complexe.

Recherche de l’adhésion des salariés
Pour obtenir que les salariés acceptent de tenir ce rôle en toute loyauté dans le cadre des marges d’autonomie qui leur sont concédées, il faut alors les séduire, les convaincre, les faire adhérer, ce qui représente pour le management une démarche de longue haleine, en attendant qu’arrivent massivement les générations Y et Z beaucoup moins portées, pense-t-il, sur la contestation et enclines à se mouler dans cette nouvelle forme de mise au travail plus individualisante où chacun œuvre en concurrence avec les autres, au rythme des évaluations permanentes de ses qualités, même s’il s’agit d’un cadre restrictif et contraignant.
Pour les autres il aura fallu chercher à opérer une sorte de métamorphose identitaire : d’abord une phase participative, dans les années 1980, où, à travers toutes sortes de cercles d’échange, de groupes ad hoc, de mobilisations autour de la culture de l’entreprise, de son identité, de ses missions, le management a cherché à les convaincre de la légitimité et de l’efficacité du nouveau modèle, en distillant une philosophie du consensus. Il aura ensuite fallu une phase de production de « valeurs morales » dans les années 1990 (avec les chartes éthiques, codes déontologiques, règles de vie), destinées à définir le salarié vertueux, celui qui a sa place dans l’entreprise : c’est-à-dire le salarié flexible, disponible, mobile, loyal envers sa direction et sa hiérarchie, qui vise l’excellence, s’engage à fond dans son travail et accepte de se remettre en question, de prendre des risques ; celle enfin, dans les années 2000, d’une sollicitation plus narcissique qui invite les salariés à découvrir qui ils sont vraiment, ce qu’ils désirent vraiment, en relevant les multiples défis fixés par le nouveau management
Pour les aider face à ces exigences élevées, les directions des ressources humaines seront présentes pour accompagner les salariés et les assister dans tous les domaines de leur vie privée, afin qu’ils puissent arriver l’esprit libre à leur travail pour s’y adonner dans les meilleures conditions.

Déstabilisation des salariés
Mais le management ne peut se satisfaire des germes qu’il sème dans les esprits pour asseoir l’emprise qu’il estime indispensable, il lui faut s’assurer hic et nunc que les salariés, quel que soit leur état d’esprit, se mobilisent pour travailler selon les modalités, les méthodes et les procédures requises car elles les façonneront à leur tour et accéléreront leur métamorphose identitaire. Un processus de précarisation subjective prend alors la relève pour assurer le consentement des salariés.
La précarisation subjective aboutit, comme la précarisation objective, à déstabiliser les salariés de sorte qu’ils se sentent en permanence sur le fil du rasoir et sont contraints de se rabattre sur les procédures, les méthodes standards, les bonnes pratiques voulues par leur direction comme sur une bouée de sauvetage.
La précarité objective est un moyen coercitif efficace. On le sait. Ceux qui sont en emploi précaire ne sont enclins ni à critiquer, ni à chercher à imposer leurs aspirations, valeurs et convictions. Ils espèrent, en majorité, une stabilisation dans l’emploi, et comprennent vite qu’il vaut mieux se conformer strictement à ce que l’on attend d’eux, apprendre même à devancer les attentes de leur hiérarchie. Les salariés précaires sont par essence plus faciles à manœuvrer, contraindre et convaincre.
Mais si le nombre de salariés précaires augmente régulièrement, (il avoisine les 15 %), 80 % des salariés sont en Contrat à durée indéterminée (CDI) ou bénéficient d’un statut de fonctionnaire. Il est moins aisé d’exercer sur eux l’emprise qui les obligera à appliquer les procédures, les bonnes pratiques décidées pour lui.
La politique de changement permanent a pour fonction de déstabiliser les salariés stables, et de les rapprocher des précaires. Le changement perpétuel leur fait perdre une partie de leurs repères, ainsi que la confiance qu’ils ont dans leur savoir-faire. Il met à mal leur professionnalité, leur expérience. Le changement permanent prend la forme de restructurations incessantes, de réorganisations systématiques de services, de recompositions continues des métiers, de fusions de départements, d’externalisations, de redéfinitions de missions, de changements accélérés de logiciels, de mobilités systématiques imposées, de déménagements, en bref la forme d’un flot constant de bouleversements qui ont toujours pour raison officielle d’adapter les entreprises à leur environnement.
Perdus dans la tourmente de ces bouleversements multiples, déboussolés et débordés, les salariés voient leur expérience invalidée, leurs compétences, leurs savoirs frappés d’obsolescence. Ils ont, tels des apprentis, en permanence à s’adapter, à découvrir les modalités nécessaires pour maîtriser leur activité, et dès qu’ils y parviennent, tout est à recommencer, ce qui crée des situations de réel épuisement professionnel
On assiste à un paradoxe dérangeant qui veut qu’au moment où on en demande de plus en plus aux salariés (excellence, engagement total et prise de risque), face à un travail de plus en plus complexe, on les plonge artificiellement dans un état de fébrilité, de quasi-incompétence qui rend leur activité bien plus difficile et angoissante.

*Danièle Linhart est sociologue. Elle est directrice de recherches émérite au CNRS.

La Revue du projet, n° 61, novembre 2016
 

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le 20 November 2016

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