La revue du projet

La revue du projet
Accueil
 
 
 
 

La fusion du socialisme et du mouvement ouvrier

Quelle doit être la nature d’un parti révolutionnaire ? Doit-il s’aligner sur les luttes que les ouvriers mènent dans leurs usines, au risque de se limiter à des objectifs étroits ? Ou doit-il à l’inverse mettre en avant des propositions visant à transformer la société dans son ensemble, de l’usine à l’État ? Pour Lénine, un parti révolutionnaire, tel que le Parti ouvrier social-démocrate de Russie, doit prendre le risque de dépasser les revendications immédiates des ouvriers en proposant des perspectives visant à rompre « avec tout l’ordre politique et social existant ».

Il y eut en Russie des grèves et dans les années soixante-dix et dans les années soixante (et même dans la première moitié du XIX° siècle), grèves accompagnées de destruction « spontanée » de machines, etc. Com­parées à ces « émeutes », les grèves après 1890 pourraient être qualifiées même de « cons­cientes », tant le mouvement ouvrier avait progressé dans l’intervalle. Ceci nous montre que « l’élément spontané » n’est au fond que la forme embryonnaire du conscient. Les émeutes primitives exprimaient déjà un certain éveil de conscience : les ouvriers perdaient leur foi séculaire dans l’inébranlabilité du régime qui les accablait ; ils commençaient… je ne dirai pas à comprendre, mais à sentir la nécessité d’une résistance collective, et ils rompaient résolument avec la soumission servile aux autorités. Pourtant, c’était bien plus une manifestation de désespoir et de vengeance qu’une lutte. Les grèves d’après 1890 nous offrent bien plus d’éclairs de conscience : on formule des revendications précises, on tâche de prévoir le moment favorable, on discute certains cas et exemples des autres localités etc. Si les émeutes étaient simplement la révolte de gens opprimés, les grèves systématiques étaient déjà des embryons – mais rien que des embryons – de la lutte de classe. Prises en elles-mêmes, ces grèves étaient une lutte trade-unioniste, mais non encore social-démocrates ; elles marquaient l’éveil de l’antagonisme entre ouvriers et patrons ; mais les ouvriers n’avaient pas et ne pouvaient avoir conscience de l’opposition irréductible de leurs intérêts avec tout l’ordre politique et social existant, c’est-à-dire la conscience social-démocrate. Dans ce sens les grèves d’après 1890, malgré l’immense progrès qu’elles représentaient par rapport aux « émeutes », demeuraient un mouvement purement spontané.
Les ouvriers, avons-nous dit, ne pouvaient pas avoir encore la conscience sociale-démocrate. Celle-ci ne pouvait leur venir que du dehors. L’histoire de tous les pays atteste que, par ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire à la conviction qu’il faut s’unir en syndicats, mener la lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement telles ou telles lois nécessaires aux ouvriers, etc. Quant à la doctrine socialiste, elle est née des théories philosophiques, historiques, économiques élaborées par les représentants instruits des classes possédantes, par les intellectuels. Les fondateurs du socialisme scientifique contemporain, Marx et Engels, étaient eux-mêmes, par leur situation sociale, des intellectuels bourgeois. De même en Russie, la doctrine théorique de la social-démocratie surgit d’une façon tout à fait indépendante de la croissance spontanée du mouvement ouvrier ; elle y fut le résultat naturel, inéluctable du développement de la pensée chez les intellectuels révolutionnaires socialistes.

Lénine, Que faire ?, Œuvres complètes, tome V, Éditions sociales, Paris, Éditions du progrès, Moscou, 1976, pages 381-382.

Par Florian Gulli et Aurélien Aramini

« Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire »
Lorsque Lénine rédige Que faire ? en 1901, la Russie est agitée, depuis près d’un demi-siècle, par des mouvements ouvriers. Il est indéniable que ces mouvements populaires remettent en cause les rapports de domination qui structurent la société russe. Cependant, Lénine s’attache à montrer que ces expressions « spontanées » du mouvement ouvrier ne sont pas encore, à proprement parler, des luttes révolutionnaires.
 La première phase du mouvement ouvrier est celle de la révolte, du refus de l’oppression et de la méfiance à l’égard de l’ordre établi. La seconde phase est celle des premières revendications ouvrières. Le mouvement ouvrier commence à se développer, par lui-même, dans le cadre « trade-unioniste ». Par ce terme anglais, Lénine désigne la lutte syndicale. Sans remettre en cause le système capitaliste, les revendications syndicales de type « trade-unioniste » visent par exemple à obtenir du patronat une amélioration des conditions de travail ou des augmentations de salaire.
Pour Lénine, ces formes primitives de la révolte – des briseurs de machines dans les années 1870 aux syndicalistes trois décennies plus tard – demeurent « spontanées », même si la perspective « trade-unioniste » représente incontestablement un progrès de la conscience ouvrière. Lénine appelle « spontané » un mouvement qui ne possède pas une « conscience social-démocrate »1, c’est-à-dire une « théorie révolutionnaire » formulant explicitement la nature politique de la lutte : le dépassement du capitalisme et de l’autocratie.
La perspective « trade-unioniste » est insuffisante pour deux raisons. Première insuffisance : en ne posant pas la question du dépassement du capitalisme, elle ne propose aux ouvriers que des résultats ambigus. Ce que les ouvriers peuvent gagner d’un côté par leurs luttes, ils risquent toujours de le perdre de l’autre. Par exemple, ils peuvent parvenir à faire diminuer le temps de travail en faisant inscrire la journée de dix heures dans la loi. Mais ils s’exposent alors au risque de voir le patron augmenter les cadences. Plus de temps libéré du travail d’un côté, mais des heures de travail bien plus denses de l’autre. Seconde insuffisance : la lutte n’est menée que sur le terrain de la production économique. Une perspective révolutionnaire doit aller bien au-delà et soutenir les luttes y compris hors de l’usine : contre l’arbitraire policier, contre l’humiliation des nationalités, contre l’impôt écrasant les paysans, etc. C’est à cette condition que l’on peut constituer une alliance toujours plus large de tous les secteurs de la population contre le capitalisme et l’autocratie.
Pour cette raison, « tout rapetissement de l’idéologie socialiste, tout éloignement vis-à-vis de cette dernière implique, aux yeux de Lénine, un renforcement de l’idéologie bourgeoise » et de la bourgeoisie elle-même. En tant que tel, le mouvement spontané des masses n’est donc pas encore un mouvement révolutionnaire. Si Lénine considère bien que ce sont les masses qui font l’histoire – il n’est absolument pas question de croire qu’un petit groupe d’individus va révolutionner la société – il affirme toutefois que les masses ne pourront pas devenir révolutionnaires sans une théorie révolutionnaire qui donnera à la spontanéité de leur mouvement la « conscience socialiste ».

Le socialisme se développe d’abord indépendamment du mouvement ouvrier
Le socialisme ne dérive pas du mouvement ouvrier et ne procède pas spontanément de ses luttes, aussi violentes soient-elles. Il est élaboré, en dehors de lui, par des « intellectuels ». Marx et Engels, rappelle Lénine, étaient des « intellectuels bourgeois ». Le mouvement ouvrier ne sécrète donc pas de lui-même la théorie révolutionnaire dont il a besoin. Elle lui vient « du dehors ». Est-ce à dire que les ouvriers sont incapables de penser ? Quelques pages plus loin, Lénine revient sur l’élaboration théorique socialiste. « Il ne s’ensuit pas, écrit-il, que les ouvriers ne participent pas à cette élaboration. Mais ils n’y participent pas en qualité d’ouvrier, ils y participent comme théoricien du socialisme, comme des Proudhon et des Weitling ». Pierre Joseph Proudhon (1809-1865), ouvrier typographe, et Wilhelm Weitling (1808-1871), compagnon tailleur, furent deux grands théoriciens socialistes d’origine ouvrière. Les ouvriers ont donc apporté leur contribution au socialisme, mais « pas en qualité d’ouvrier », précise Lénine. Pour une raison simple : le travail théorique demande du temps, temps dont ne dispose pas l’ouvrier, puisqu’il travaille. Rien n’empêche qu’il théorise, mais une fois libéré des contraintes pesant d’ordinaire sur la classe laborieuse. Nul mépris à l’égard des ouvriers, donc, mais le rappel d’un fait : le travail intellectuel a des conditions sociales.

En fusionnant
avec le mouvement ouvrier, le socialisme gagne en maturité

Il faut donc que le mouvement ouvrier et le socialisme fusionnent. Dans Que faire ?, Lénine combat ceux qui minimisent le rôle de la théorie. Il leur rappelle tout ce qu’elle apporte au mouvement ouvrier. Mais la fusion transforme le socialisme lui-même et le fait parvenir à un degré de maturité supérieur.
Qu’est-ce, en effet, qu’un socialisme séparé du mouvement ouvrier ? Il a eu plusieurs visages dans l’histoire. La philanthropie bourgeoise par exemple. Elle prend sa source dans la pitié pour les pauvres ; son moyen d’action consiste à discuter avec les puissants pour obtenir quelques subsides. À l’opposé, on trouve la violence terroriste des intellectuels, c’est-à-dire la pratique de l’assassinat politique des représentants du régime comme moyen de faire entrer les masses dans la lutte. En 1881, le tsar Alexandre II fut assassiné par une organisation de ce type, « La volonté du peuple ». Le propre frère de Lénine, Alexandre Oulianov, fut arrêté et exécuté pour avoir participé à l’organisation d’un attentat contre le tsar Alexandre III en 1887.
Ce socialisme séparé du mouvement ouvrier est une sorte de paternalisme, il véhicule une image négative des masses populaires, incapables et passives. Une telle représentation est inacceptable aux yeux de Lénine, resté fidèle à l’idée énoncée naguère par Marx : « l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » (Statuts de l’Association internationale des travailleurs, 1864).
Le parti révolutionnaire, pour Lénine, doit toujours être en relation avec les masses, mais sans autoritarisme ou paternalisme. Il n’est pas question de dire par exemple que la théorie et les intellectuels sont aux commandes tandis que les ouvriers exécutent. Car la théorie se nourrit du mouvement des masses. Elle essaie de tirer des enseignements des luttes. Ainsi les intellectuels n’ont-ils pas à définir la société future ; ils doivent analyser les expériences des masses. Ce que fera Lénine à propos de la Commune de Paris dans L’État et la révolution.
Néanmoins, la théorie doit aussi pointer les impasses de ces luttes, leur étroitesse, et s’efforcer de les corriger. Ce qui permet au mouvement ouvrier de gagner en puissance. Un parti révolutionnaire ne doit donc jamais simplement s’aligner sur les masses. Il est par exemple hors de question que le parti révolutionnaire fasse sien l’antisémitisme si celui-ci est répandu dans la population. Il doit le combattre. Mais il ne peut le faire avec efficacité qu’en entretenant un lien permanent avec les masses.

1. À partir des années 1880, « social-démocrate » devient synonyme de « marxiste » dans le mouvement ouvrier.

Rédigé en 1901 et publié en 1902, Que faire ? définit le rôle du parti révolutionnaire et sa relation avec les masses, ouvrières et paysannes. Il s'agit d'un écrit polémique tourné contre un courant de la social-démocratie russe : « l'économisme ». Celui-ci considère que le parti doit se contenter de suivre le mouvement spontané des masses et d'épouser ses revendications telles qu’elles s’expriment dans la lutte syndicale. Ce courant relativise ainsi le rôle de la théorie. Mais il ne faut pas oublier que Lénine s'oppose tout autant à ceux qui minimisent le rôle des masses, en particulier certains « populistes » russes, qui veulent éveiller, par des actions terroristes, un peuple dont ils ne voient pas le « génie créateur ».

La Revue du projet, n°59, septembre 2016

 

Il y a actuellement 0 réactions

Vous devez vous identifier ou créer un compte pour écrire des commentaires.

 

La fusion du socialisme et du mouvement ouvrier

le 07 September 2016

    A voir aussi