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Loisir et politisation du plaisir, Roman Czapski

L'offensive néolibérale menée depuis la fin des années 1970 n'a de cesse, lit-on un peu partout, de créer des conditions de travail et d'existence ne pouvant manquer de rappeler le XIXe siècle – disons : de la Révolution française à la révolution d'Octobre. Au commencement de ce long XIXe  siècle, un théoricien va sourdement mais profondément marquer le mouvement socialiste allemand (Hess, Lassalle, Marx) puis français (Jaurès, Fournière, Basch), au point de devenir le philosophe de la Troisième République, c'est-à-dire d'un régime tendanciellement soucieux de répondre aux aspirations populaires : Johann Fichte (1762-1814).

C’est que la Révolution française est une pièce maîtresse de l’histoire allemande : saluée quasi unanimement par la République allemande des lettres et ses figures tutélaires (Kant, Goethe, Schiller), elle ne manqua pas d’être condamnée dès lors que l’égalité dépassa le stade déclaratif pour être mise en œuvre. C’est ce fort moment de socialisation du politique (1793) que Fichte choisit pour publier son premier grand texte militant, les Considérations destinées à rectifier le jugement du public sur la Révolution française. Le conseil adressé à un public savant effrayé aura désormais valeur de maxime : « Introduisez dans vos entretiens sur la conscience, le juste et l’injuste, une mère accoutumée aux douleurs de l’enfantement, un soldat blanchi au milieu des dangers, un digne campagnard, et vos idées gagneront en clarté, en même temps que vous éclaircirez les leurs ; à quoi bon les Lumières si elles ne pénètrent pas dans la vie ? » Nous avons affaire ici à un programme philosophique d’action sociale.

Le besoin est universel
Le besoin – et le philosophe rajouterait volontiers : le besoin de science – n’est plus l’apanage de la classe laborieuse (celle des « non-propriétaires »). Il est désormais d’autant moins méprisable que son concept émane de la reconnaissance de la nécessité des rapports sociaux en ce qu’il embrasse la totalité de l’expérience possible imaginable. Autrement dit, le besoin n’est pas réductible à l’élémentaire vital, à l’activité ayant pour but la reproduction, par le travail, de l’existant ; il ne se pose pas comme limite purement naturelle devant recevoir satisfaction et dont il faudrait se contenter par une existence animale ou végétative. Bien au contraire, il se voit élever qualitativement à la puissance de son propre dépassement. Le besoin, donc, loin de posséder un sens régressif tendant inéluctablement vers la réduction de l’humanité à ses déterminations animales, n’a de cesse, selon Fichte, de faire signe vers son propre élargissement et vers son propre renforcement. La bouche elle-même, pourra-t-on lire en substance dans le Fondement du droit naturel (1796), auparavant organe destiné à remplir la fonction la plus égoïste qui soit, celle consistant à happer la nourriture, est désormais l’organe de la parole et du chant, de la plainte et de la revendication – du baiser, écrira Roland Barthes. Le besoin peut et doit être conçu, non pas uniquement en sa détermination minimale, mais en tant qu’exigence d’une vie aux potentialités infinies dont le concept régulateur est le maximum. En effet, et ainsi qu’en témoignera l’énoncé sentencieux du Système de l’éthique de 1798, « c’est nous qui nous sommes contentés de moins que ce que nous pouvions exiger ».
Est-ce dire que le philosophe méprise les besoins fondamentaux, organiques, corporels ? On devinera aisément que le problème est ailleurs : s’il n’a pas de mots assez durs envers les « réalistes » qui ne portent leur intérêt qu’au « manger, à la soif, à l’habillement », il n’est pas plus tendre envers les « idéalistes » qui, se croyant dégagés de toute contrainte matérielle, auraient renoncé à penser à partir d’où ils pensent, c’est-à-dire leur situation dans la société à laquelle ils doivent tout, et qui leur impose en retour des devoirs. On ne se libère jamais tout seul : « être libre, c’est vouloir libérer tout ce qui nous entoure ». Le réalisme et l’idéalisme constituent les deux facettes du dogmatisme. Or, l’intérêt de la conception fichtéenne du besoin tient dans le fait qu’elle permet de comprendre la compénétration du réel et de l’idéal, l’historicité même du besoin par le progrès technique, scientifique et moral. Cela ne peut manquer de déboucher sur une radicale réforme politique et sociale.

Le plaisir, en tant
que sentiment de l’élargissement du besoin

Dans sa détermination la plus immédiate et la plus étroite, le besoin est donc universel. Mais il ne l’est pas moins (et, oserait-on dire : davantage) dans l’enrichissement progressif de ses déterminations et par son auto-spiritualisation : « le seul plaisir de l’être raisonnable fini, lit-on dès 1795, est le sentiment de l’élargissement de ses besoins ». Il ne s’agit pas, évidemment, de posséder et d’accumuler des objets sur le mode de la dépendance, ce qui ne constituerait en rien un gain qualitatif par rapport aux besoins élémentaires : il s’agit d’en éprouver le sentiment. Le plaisir, en tant que sentiment de l’élargissement du besoin, est la découverte par l’être raisonnable fini de potentialités qu’il ne soupçonnait pas en lui. Le plaisir, cet « agréable sentiment d’étrangeté », tranche avec une quotidienneté majoritairement vécue comme inesthétique et répétitive. Il se voit alors lui-même dégradé au rang de luxe à l’usage exclusif de quelques-uns, alors même que le plaisir authentique comme pain de l’esprit plaide lui-même, malgré sa privatisation, pour sa socialisation. Il faut se souvenir de la célèbre formule de Kant selon laquelle « est beau ce qui plaît universellement sans concept » : la radicalisation du kantisme opéré par Fichte consiste dans la revendication de cet accès au beau. Mieux : le beau est ce geste d’ouverture, qui est en même temps accession au concept d’humanité et reconnaissance, en soi, de cette appartenance. Par la médiation d’une œuvre d’art, je découvre, en moi, des sentiments et des pensées jusqu’alors insoupçonnés : spectateur actif de cette œuvre, j’en deviens, thématique cher à l’école romantique, co-créateur. Si le besoin est certes lié au devoir-être quotidien de la perpétuation de l’espèce par l’activité productrice de la « classe fondamentale » (c’est-à-dire, dans le Saint-Empire germanique d’alors, la classe ouvrière agricole), il ne saurait pourtant s’y réduire dans la mesure où toute satisfaction d’un besoin produit un nouvel effort, une actualisation du devoir-être. Or, cette conception possède un corollaire directement politique et social qui, sans pour autant se faire oublieux de l’adage brechtien selon lequel « la bouffe passe avant la morale », élève le besoin en son exigence proprement humaine : tendre à l’égalité morale de tous les membres de la société, sans distinction d’origine ou de classe.

Favoriser autant
que possible le rapport de tous au loisir

À la vérité, quelles sont donc les conditions de possibilité de la participation de tous à la vie de l’esprit ? À ce que chacun puisse demeurer ouvert à telle pièce de théâtre, à telle œuvre picturale ? Ouverture qui n’est jamais que l’intensification de son propre moi. Ces conditions forment les critères les plus sûrs pour juger de la valeur d’un État, de la conduite d’un gouvernement, de l’organisation sociale ou, pour conférer une dimension normative : de toute vie démocratique digne de ce nom. Si L’État commercial fermé, traité d’économie politique publié par Fichte en 1800 suite à la « querelle de l’athéisme », porte la marque de son temps (la lutte contre le mercantilisme), la condition fondamentale de toute vie démocratique n’a pas perdu de son actualité : favoriser autant que possible le rapport de tous au loisir, c’est-à-dire diminuer toujours plus la pénibilité et la durée du temps de travail au profit du temps nécessaire au recouvrement de ces forces et à leur libre développement.
On conviendra aisément que cette exigence, alliée à celle selon laquelle « chacun doit pouvoir vivre de son travail », impose une organisation du système de production bien différente de celle que nous connaissons. Jaurès, dans sa thèse latine consacrée à Fichte, n’hésitait pas à qualifier cette nouvelle organisation de « collectiviste », condition de possibilité du communisme spirituel. C’est en effet un apport de Fichte que d’avoir travaillé à l’exigence de la suppression du luxe et de l’oisiveté de la classe possédante. Le luxe n’étant tel que s’il est placé hors de portée de la majorité en tant que prétendu besoin exclusif de la minorité, le premier et le plus universel de tous ceux que nous trouvons, celui qui, par sa capture quantitative et sa dégradation qualitative, fait avorter jusqu’à la considération même du devenir, c’est le temps. Par-delà la sévère nécessité d’un travail bien souvent imposé (« il faut complètement renoncer au lamentable désir de voir la formation de l’enfant se terminer au plus vite pour qu’il puisse gagner sa vie par le travail ») – le loisir est bien le temps de la liberté en acte. Il est, par excellence, le lieu et le moment par lequel la société s’affecte et s’éduque par elle-même. Il est par conséquent chose très sérieuse, dans la mesure où il conditionne le devenir-principe de cette même liberté : appropriation de soi et intensification de son moi au sein d’un espace conçu par Fichte comme public. En effet, il précise dans son Fondement du droit naturel que cet espace doit être public afin que les citoyens puissent se rassembler « en tout lieu […] au cas où les gouvernants voudraient se rebeller ».
Le peuple n’étant jamais rebelle, puisqu’aucun pouvoir ne le transcende, mais révolutionnaire, nous sommes bien en présence, aujourd’hui, d’une rébellion contre-révolutionnaire. À cet égard, l’anthropologie fichtéenne et le droit social qui l’accompagne peuvent réapparaître, certes comme des maillons insuffisants, mais nécessaires à nos revendications. n

*Roman Czapski est doctorant en philosophie à l’université de Strasbourg.

La Revue du projet, n°59, septembre 2016
 

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Loisir et politisation du plaisir, Roman Czapski

le 07 September 2016

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