L’apparition à la fin du XIXe siècle de dispositifs toujours plus performants de reproduction musicale a conduit à une musicalisation croissante de la société.
La place de la musique dans l’espace public et privé, matérialisée par le concert, le bal ou la fête et le petit format, s’est vue singulièrement élargie par la radio puis le disque. L’apparition du transistor qui miniaturise et rend ainsi mobile des appareils qui jusqu’alors trônaient dans le salon familial participe d’une prise de distance des jeunes d’avec le monde des adultes. On peut dorénavant écouter de la musique, sa musique, hors de leur « surveillance ». Le phénomène ne fera que s’amplifier.
Parallèlement, l’affirmation de la jeunesse comme une catégorie autonome dans l’après-guerre ne s’est pas faite sans bruit. L’accroissement régulier de la durée de la scolarité va conforter un entre soi propre au monde adolescent dans lequel les loisirs occupent une place de choix. L’apparition de ce temps – voire d’une intimité – partagé entre pairs est un événement de grande portée. Enfin, la signature des accords Blum-Byrnes facilite la pénétration d’images et de sons venus des États-Unis, nouvel empire pourvoyeur de symboles et l’irruption brutale d’un mode de vie marqué par la consommation de biens « culturels ». Sonorités électriques et rythmes syncopés portent la marque d’une modernité attrayante, bande-son idéale d’un après-guerre que l’on rêve pacifique et heureux. Les conditions sont ainsi créées pour que grandisse cette emprise aimable de la musique sur nos imaginaires, notamment les imaginaires juvéniles.
L’emprise de la musique sur la jeunesse
En France, c’est à la fin des années cinquante, quand les premiers baby-boumeurs entrent dans l’adolescence, que le phénomène se précise. Les premiers échos, confus et filtrés par des considérations morales qui en altèrent la rugosité, du rhythm’n’blues et du rock ne touchent qu’un public encore peu nombreux, mordu de jazz et de musiques afro-américaines mais très hostile au rock (Le rock ? Un mauvais plagiat du style rhythm’n blues par des petits voyous blancs, comme ce Gene Vincent, Encyclopédie du jazz de André Francis). En revanche, un réel engouement pour une chanson rythmée et aux accents exotiques (Dalida, Marino Marini, Dario Moreno…) dispute sa place à la chanson-à-textes au point d’y laisser son empreinte dansante. C’est l’explosif Gilbert Bécaud qui mettra le feu aux poudres avec un Olympia retourné par ses fans, des concerts électriques et un répertoire dont certains titres deviendront des marqueurs durables. Ses chansons Salut les copains et Âge tendre et tête de bois vont même donner leur nom aux deux archétypes d’émission de télévision en direction des jeunes.
Le couple jeunesse et musique s’est définitivement ancré dans les représentations que se fait la société de sa jeunesse. Le temps libre à partager dont la durée n’a fait que s’étirer avec la scolarisation en est la première raison. Mais pas la seule. L’écoute musicale s’est tant répandue et son accès est devenu au fil des ans si simple et sophistiqué (la fantastique apparition/démocratisation de la haute-fidélité (hi-fi) dans les années 1975/1990) qu’elle s’est imposée comme un important marqueur de la vie de chacun et chacune au moment crucial où se forgent les personnalités adultes. Elle fabrique autant de comportements qui laisseront une trace nostalgique chez de futurs parents qui vont eux-mêmes exposer, voire surexposer, leurs enfants à une grande quantité de musique, additionnée des souvenirs qui l’accompagnent. La musique s’est ainsi mise à occuper dans les univers familiaux une place sans commune mesure avec celle qu’elle y tenait quelques décennies plus tôt. Et le phénomène se reproduit faisant naître des formes de complicité familiale inédites. Une sorte de prédisposition sociale s’est constituée qui contribue largement à ce que la musique soit la première pratique culturelle des Français. Il s’agit essentiellement des pratiques liées à l’écoute : musique enregistrée ou concert.
De nouvelles formes d’écoute
Ces deux modes ont développé des caractéristiques propres. Si partager de la musique à l’époque du vinyle requérait du temps – il fallait construire des affinités conduisant à se rendre chez l’un ou l’autre pour écouter de la musique sur des appareils fixes – l’apparition du walkman, puis des baladeurs numériques et enfin des Smartphones en a fait une affaire simple, quasiment instantanée. L’image nous est maintenant familière de deux jeunes se partageant les deux oreillettes d’un écouteur dans les transports en commun. La sortie au concert a connu quant à elle une progression croissante. En 2008, elle concerne 28 % des Français de 15 ans et plus, mais massivement sous les 35 ans. Quoiqu’au fil des ans les générations s’y mélangent : il y a longtemps que le public du rock et des musiques actuelles n’est plus exclusivement jeune. L’augmentation ces dernières années des lieux de concerts, constituant un large maillage de « salles de musiques actuelles », a rapproché le concert de la jeunesse. (Le label SMAC, Salle de musiques actuelles, est délivré par le Ministère de la culture). Il reste que les lieux de musiques actuelles restent fragiles et manquent cruellement de moyens pour faire de l’action culturelle, c’est-à-dire l’indispensable travail d’élargissement des publics. Les décisions des nouvelles majorités de droite de plusieurs régions conjuguées à l’austérité budgétaire imposée par l’État et à l’asphyxie des finances communales font peser de lourdes menaces sur ce réseau de salles. Les festivals, dont la prolifération ces dernières années ouvre une manne providentielle aux agents internationaux et aux gros producteurs de concerts en même temps qu’ils questionnent sur l’utilisation de l’argent public et la définition des politiques cultuelles, drainent un public nombreux à des tarifs élevés. En réalité l’expérience du concert se fait très souvent (trop souvent ?) dans ces grands rassemblements festifs et musicaux, rendez-vous initiatiques pour des rituels de passage plutôt que pour des pratiques mélomanes exigeantes. Il reste que pour largement répandue qu’elle soit, la pratique du concert présente, comme l’ensemble des pratiques culturelles, son lot de reproduction des inégalités sociales. La surreprésentation des catégories socioprofessionnelles supérieures en est une constante.
L’envie de créer
Si la pratique mélomane est largement dominante, elle ne doit pas masquer la place accrue ces dernières décennies de la pratique musicale en amateur, largement soutenue par les conservatoires et écoles de musique dont l’image vieillotte et poussiéreuse appartient vraiment au passé. Les équipes pédagogiques rajeunies ont profondément modifié les pédagogies sans (le plus souvent) céder à l’air du temps qui tire largement vers la standardisation des formes musicales et des objets sonores. En parallèle la pratique auto didactique, la formation de son groupe, reste largement répandue. Faire sa musique, se projeter dans une aventure personnelle, vivre quelques mois/années d’un rêve, arpenter un espace de liberté et s’offrir des séquences grisantes de partage et d’émotion en passant sur scène, c’est tout cela qui est en jeu dans le groupe. Mais plus que tout, il y a, me semble-t-il, l’envie de créer, d’inventer qui revient souvent dans ce que disent les jeunes musiciens d’eux-mêmes.
Nouvelle donne depuis une dizaine d’années : la suprématie acquise par YouTube, devenu le médium principal et le premier prescripteur musical pour des millions de jeunes. « Musique partout, musique nulle part », pourrait-on dire avec un brin d’ironie. Ce constat renforce la nécessité de construire de véritables dispositifs d’encouragement des pratiques musicales, où diversité et acculturation seraient de mise, des dispositifs portés par la puissance publique et non asservis aux marques et autres acteurs du marketing qui ont massivement investi le champ des pratiques musicales ces dernières années. Renforcer l’éducation artistique et culturelle, soutenir la jeune création, préserver et moderniser les quotas radio, former les adultes, notamment les enseignants aux modalités de la médiation culturelle, tout cela est urgent, sous peine de voir s’appauvrir les univers musicaux de la jeunesse. Là comme ailleurs le marché laissé à lui-même ne régule rien, il détruit, il uniformise. Tout le contraire de la musique.
*Edgard Garcia est le directeur de Zebrock.
La Revue du projet, n°59, septembre 2016
Il y a actuellement 0 réactions
Vous devez vous identifier ou créer un compte pour écrire des commentaires.