Comment se fabrique l’éloignement générationnel
Lorsque l’on enquête sur le monde ouvrier, on est souvent amené à s’interroger sur la transmission de la culture militante d’une génération à l’autre. Et ce, d’autant plus quand on travaille dans le secteur public réputé être un bastion syndical et où le taux de syndicalisation est plus élevé que dans le privé.
par Martin Thibault*
Confrontés à de multiples transformations qui détériorent leurs conditions d’emploi et de travail, qui les individualisent au travail en les opposant les uns aux autres par des méthodes managériales brutales les rapprochant de celles des entreprises privées, le tout au moment où ils subissent une forte « dévalorisation symbolique » sur la scène publique, les ouvriers se retrouvent sans voix. S’interroger alors sur leurs capacités de résistance, c’est s’intéresser, dans le temps, à la transmission d’une culture militante héritée de la culture ouvrière et à mieux comprendre comment les jeunes ouvriers endossent leur condition. On saisit dès lors mieux comment les plus scolarisés d’entre eux (souvent les ouvriers qualifiés) ont appris progressivement à faire sécession d’une condition ouvrière qu’ils sont pourtant conduits à endosser. Ainsi se trouvent-ils en porte-à-faux à l’égard de la génération antérieure : celle de leurs parents qui sont souvent ouvriers eux-mêmes, mais aussi celle des « anciens » et, notamment, des figures locales du syndicat dépositaires d’une certaine forme de culture ouvrière. Enfin, à rebours d’un sens commun répandu y compris dans les milieux militants, il s’agit de comprendre finement le positionnement de ces jeunes et les comportements de leurs managers au travail pour mieux mettre à distance les accusations d’individualisme portées contre eux qui ne sont jamais éloignées de l’illusion rétrospective d’une classe ouvrière unie, homogène et militante confrontée à l’illusion contemporaine d’un monde d’individus qui ne penseraient plus qu’à eux. Enfin, si l’exemple des ouvriers du public dont il est question ici peut revêtir certaines particularités, il y a tout lieu de penser que ces tensions traversent à des degrés plus ou moins importants l’ensemble du monde ouvrier aujourd’hui.
Une autre vision
de leur avenir professionnel
Avant de devenir ouvrier, une partie des jeunes enquêtés ont intériorisé une autre vision de leur avenir professionnel en poursuivant une scolarité souvent plus longue que celle de leurs parents. Ces derniers les encouragent d’ailleurs à prolonger au maximum leurs études pour éviter de les voir reproduire leur propre condition ouvrière. Or, si les possibilités d’y échapper sont réduites, le rapport prolongé avec l’institution scolaire contribue à façonner des aspirations. Aux enfants d’ouvriers, elle permet de croire qu’ils ne feront pas tout à fait la même chose que leurs parents et ce d’autant plus qu’ils ont grandi et ont été scolarisés dans les années 80-90, moment où le monde ouvrier a été profondément dévalorisé dans les discours dominants, en même temps qu’il était fragilisé économiquement et socialement.
Dans ce contexte, ils ont de ce fait intériorisé une vision négative du monde ouvrier de leurs parents – un monde « vieux », de « l’ancien temps » comme disent certains – d’autant plus qu’invisibilisés politiquement et médiatiquement, les ouvriers apparaissent à tort comme un groupe en totale déliquescence. Leurs représentations du monde ouvrier sont ainsi teintées de préjugés qui les empêchent de s’y reconnaître (voir Martin Thibault, « Ouvrier : un mot devenu honteux ? », Revue du projet, été 2015). Comme l’explique un jeune ouvrier qualifié dont le père immigré marocain était OS à la chaîne : « Le monde ouvrier, moi je te dis, c’est le bleu, une bière mais, par contre, moi, j’me vois pas là-dedans. Personnellement c’est pas pareil, en tout cas je veux pas. Je veux pas être pareil. »
En regard de leurs attentes souvent d’autant plus oniriques qu’ils ont été scolarisés un certain temps, ces jeunes ouvriers qualifiés ne peuvent qu’être déçus par un quotidien qui les rappelle brutalement à la vérité nue du travail ouvrier. Mais, tous ne renoncent pas à leurs espoirs initiaux. Certains continuent de revendiquer une position différente de celle de la génération précédente. Ils ne semblent ainsi pas tout à fait à leur place dans l’atelier aux côtés d’ouvriers avec lesquels ils ne pensent pas cohabiter de manière pérenne. « Je veux pas que la hiérarchie, elle me voie comme eux » dit par exemple l’un d’eux. Cette distance est renforcée par leur prise en charge par un management de proximité qui empêche tout rapprochement avec la génération antérieure et notamment avec les militants de l’atelier et ce dès les premiers pas dans l’atelier.
Certains imaginaient que l’entrée dans une entreprise publique les éloignerait de la condition ouvrière comme s’il ne pouvait y avoir que des ouvriers dans le privé et dans l’industrie, mais le cadre de travail, le type d’activités, les relations hiérarchiques particulièrement tendues confrontent ces jeunes à une condition dominée, soumise à des pressions qui ne cessent de se renforcer du fait de l’intensification du travail.
La hiérarchie de son côté s’efforce de faire de ces nouveaux embauchés de « bons éléments » : investis, travaillant vite, soumis aux exigences de rentabilité et qui, surtout, ne manifestent aucune velléité d’opposition. On leur explique qu’ils doivent « se tenir à carreau », ne pas « copiner » avec les anciens, ne pas passer trop de temps à la machine à café ou dans le vestiaire (véritables lieux de socialisation de l’atelier qui permettent de côtoyer d’autres équipes et notamment des anciens). Si cette année fait figure de période d’essai, elle permet aussi à la hiérarchie de leur « faire prendre le bon pli ». Durant cette année, où tous savent qu’ils ont une chance d’accéder à la sécurité de l’emploi, les chefs espèrent que « le pli prendra » et que les jeunes joueront de manière durable « le jeu de la hiérarchie ».
Pour avoir des perspectives de carrières, ils doivent, selon leurs chefs, choisir entre « deux voies » : « celle des anciens et l’autre », i.e. celle de la hiérarchie. Laurent, jeune délégué du personnel, explique ces mises en garde contre tout rapprochement par rapport à la génération antérieure. « Mais tu sais qu’ils te disent franchement, quand t’es embauché, à ton entretien avec les maîtrises, ils te disent : “bon écoutez, il y a certains agents faut éviter de les côtoyer. C’est mal vu par l’encadrement et tout”. C’est clair et net ».
La fragmentation
des collectifs de travail
La fragmentation des collectifs de travail renforce l’absence de transmission d’une génération à l’autre. Ainsi, les « mises en double » avec un tuteur, lors de l’entrée dans l’atelier, sont de plus en plus souvent attribuées par la hiérarchie à des jeunes qui forment d’autres jeunes. Les militants et les « fortes têtes » en ont été complètement écartés. De ce fait, les jeunes côtoient beaucoup moins les anciens qu’auparavant.
Si leur cursus scolaire a éloigné les plus scolarisés d’entre eux de la culture des anciens, les contacts informels dans l’atelier ne permettent pas de « rattrapage ». Jeunes et anciens se croisent peu, travaillent dans des équipes différentes et parfois même (sur certains sites) dans des ateliers différents. De plus, les anciens peuvent d’autant moins prendre les jeunes « sous leur aile » que les jeunes ont intériorisé les mises en garde de la hiérarchie à leur arrivée dans l’atelier et se tiennent souvent à distance pour préserver leurs chances d’ « évolution ». Déstabilisés par leur entrée « malgré eux » dans la condition ouvrière, ils cherchent souvent à « se faire bien voir » pour évoluer.
Ils entretiennent alors l’idée de n’être que des « ouvriers de passage » selon l’expression de Beaud et Pialoux, qui ne seraient là que pour un temps mais qui devraient, à terme, atteindre un niveau d’emploi conforme à leurs espoirs initiaux. Certains se démarquent et s’affichent « ambitieux » comme ce fils d’OS marocain qui dit ne pas vouloir être comme ces anciens qui sont toujours dans l’atelier à 50 ans et partiront à la retraite comme son père sans avoir jamais « évolué ». C’est ce dont témoigne le champ lexical de la mobilité supposé être l’apanage des jeunes pour mieux s’opposer aux anciens immobiles.
La mise en scène de la discrimination syndicale des anciens qui ne passent tous les échelons qu’en ayant atteint l’ancienneté maximale, consolide cette distance. Les jeunes ont compris qu’en se rapprochant des anciens, ils s’enfermeraient dans une condition dont ils cherchent à se démarquer : tout engagement est, en effet, puni d’immobilisme. Ceux qui sont les plus déçus de leur condition s’efforcent d’entretenir leurs espoirs d’ailleurs. Reste que, s’ils sont constamment attentifs aux possibilités de carrière, les chefs promettent beaucoup, mais les possibilités d’« évolution » sont rares et très aléatoires. La promotion au choix est ainsi devenue déterminante – à la RATP, elle est passée de 37 % de l’ensemble des promotions à près de 70 % entre 1998 et 2011 – et prend le pas sur les concours, examens et essais professionnels, d’où l’importance du « copinage » qui ouvre objectivement plus de possibilités de carrière mais demeure largement discrétionnaire.
Cependant, face à des promesses de promotion qui sont finalement rares, on peut se demander au bout de combien de temps les jeunes finissent par accepter leur condition. S’engagent-ils alors plus ouvertement contre une hiérarchie qui leur a beaucoup promis sans jamais rien leur donner ? Se rapprochent-ils alors des anciens et de la culture ouvrière ?
Un syndicalisme
de terrain
Dans le discours des jeunes, les grandes figures de l’atelier (notamment les militants syndicaux) sont souvent évoquées. Ces anciens militants, remarqués et remarquables, qui se battent sans demander de contrepartie et qui voient leurs carrières s’immobiliser, sont source d’un respect unanime, y compris chez ceux qui se tiennent très à distance des syndicats. Mais le discours respectueux et impressionné est souvent complété par une certaine illégitimité (« moi, je le fais pas » dit par exemple Benoît qui loue par ailleurs l’engagement et la générosité des anciens) comme s’ils n’étaient peut-être pas suffisamment ouvriers pour pouvoir s’engager comme eux. Aussi, même pour ceux qui finissent par s’engager, rien ne dit que les formes de leur engagement seront similaires. Alexandre, jeune délégué du personnel CGT, oppose par exemple, deux conceptions du syndicalisme : un « syndicalisme de terrain » ou pragmatique centré sur l’atelier et un syndicalisme plus « politique », celui des anciens qui n’hésite pas à sortir de l’atelier et tient un discours plus large.
L’ombre de ces anciens plane sur les pratiques des jeunes qui rentrent au syndicat mais la division tacite du travail militant leur permet néanmoins de se faire une place. Si le « syndicalisme de terrain » est plus facile à accaparer et laisse ainsi une place aux jeunes dans l’organisation syndicale, c’est parce qu’il n’est pas perçu comme étant celui des anciens.
On le voit le pas de l’engagement sous des formes institutionnalisées est souvent difficile à franchir. Il implique, en effet, d’accepter de rester « immobile », surtout quand on voit le sens symbolique que peut avoir ce terme pour les jeunes ouvriers. Mais, à côté de jeunes qui s’engagent ouvertement, d’autres luttent sous des formes souterraines et discrètes, « infrapolitiques » comme dit James Scott, à savoir des luttes quotidiennes sous-jacentes nées « d’une conscience prudente de l’équilibre des pouvoirs » (Voir James C. Scott, Domination and the Arts of Resistance : Hidden Transcripts, 1990. Passages traduits dans Vacarme, n° 36, été 2006). La différence entre ces deux formes d’engagement est fondamentale. D’un côté, l’engagement déclaré signifie que l’on est finalement « seulement » un ouvrier et qu’on le restera. De l’autre, on peut refuser un certain nombre de logiques hiérarchiques sources d’injustices sans pour autant se griller complètement au niveau de l’évolution de carrière. Ceux qui optent pour la deuxième solution préservent ainsi leurs ambitions d’être autre chose à terme en restant à distance d’un engagement déclaré dans l’atelier qui pourrait contrecarrer cette ambition. On remarque alors dans le temps que face à l’individualisation au travail et à la fragmentation des collectifs, certains résistent à leur manière, en fonction de leur trajectoire spécifique, de leurs aspirations déçues, de leur besoin de reconnaissance, façonnant les contours de formes spécifiques de résistance au travail. Par exemple, Mathieu lutte contre la promotion au choix, les nouveaux critères d’évaluation et l’injustice qu’ils génèrent en encourageant de jeunes collègues à faire des cours du soir pour valoriser le métier et le savoir-faire contre les promotions discrétionnaires. Alexandre, lui, ralentit discrètement les jeunes qui entrent pour ne pas que le travail de tous s’intensifie tout en revendiquant un temps nécessaire à l’exercice de son activité de service public. Enfin, Amine refuse la sujétion du bleu en travaillant en chemise, comme une manière de continuer à tenir à distance la condition ouvrière et les pressions hiérarchiques quotidiennes. n
*Martin Thibault est sociologue. Il est maître de conférences à l’université de Limoges.
La Revue du projet, n°59, septembre 2016
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