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« Être jeune » Une perspective sociologique, Gérard Mauger*

Les analyses sociologiques de la jeunesse se sont orientées dans deux directions : l’une se situe dans la perspective d’une sociologie des « âges de la vie », l’autre dans celle d’une sociologie des « générations ».

Les jeunes, domaine d’élection de la prophétie sociologique
Parce que les jeunes d’aujourd’hui sont les adultes de demain, les instituts de sondages croient, en se penchant sur eux, pouvoir y observer le changement à l’état naissant, y déceler les prémices de l’avenir, les présages, funestes ou favorables, de la société future. Ainsi, les jeunes sont-ils un domaine d’élection de la prophétie sociologique. De ce point de vue, l’histoire contemporaine des discours politiques et médiatiques sur la jeunesse semble animée d’un mouvement pendulaire. Les éclipses alternent avec les résurrections, l’indifférence avec la curiosité, le silence avec le bavardage. Ils concernent tantôt un pôle, tantôt l’autre de l’espace social ou, plus précisément, la fraction devenue visible de ces jeunes et érigée en symptôme de problèmes sociaux émergents.
Le chômage de masse des jeunes sans qualification, qui sous-tend, depuis le XIXe siècle, le thème des « classes laborieuses/classes dangereuses », alterne avec celui de « l’excédent d’intellectuels » et des « intellectuels frustrés » (aujourd’hui, les « intellos précaires »). Pour la période contemporaine, la « massification scolaire », avec les phénomènes d’ « inflation/dévaluation » des titres scolaires, les désajustements/réajustements entre les titres et les postes qu’ils induisent et le « déclassement des nouvelles générations », serait au principe d’une crise latente, tantôt manifeste, tantôt silencieuse, depuis le début du siècle. Quant à la délinquance endémique des jeunes des classes populaires associée à des formes de sociabilité traditionnelles (« le monde des bandes ») où ils faisaient l’apprentissage des valeurs de virilité et où s’opérait la conversion de la « culture anti-école » en « culture d’atelier », elle est aujourd’hui amplifiée par le chômage de masse et la précarisation des jeunes diplômés de l’enseignement professionnel et des jeunes sans qualification.
En sociologie, les tentatives de « construction d’objet » associées à la notion de jeunesse se sont orientées dans deux directions : l’une se situe dans la perspective d’une sociologie des « âges de la vie », l’autre dans celle d’une sociologie des « générations ». On illustrera ici l’usage qu’on peut en faire en ébauchant d’abord un tableau « des jeunesses » dans la société française contemporaine, puis en interrogeant la cohérence supposée d’une « génération de la crise ».

Les jeunesses
dans la société française contemporaine

De façon générale, on peut définir « la jeunesse » comme la séquence biographique définie par un double processus d’accès au marché du travail et au marché matrimonial qui se clôture avec la stabilisation d’une position professionnelle et matrimoniale. Quel qu’en soit le calendrier, ce double processus d’accès à un « état » professionnel et conjugal considéré, au moins provisoirement, comme stable, définit une condition générique qui peut être décrite à la fois comme une période d’accumulation initiale de ressources (pour l’essentiel, culturelles et scolaires), d’apesanteur familiale, d’incohérences statutaires, d’indétermination sociale, de classements et de cristallisation des manières de voir, de faire et d’être (habitus). En étudiant les incidences de la prolongation des scolarités, de l’extension du chômage et de la précarité et celles du développement de la cohabitation juvénile, sur les processus d’accès à une position stabilisée sur le marché du travail et sur le marché matrimonial, on peut mettre en évidence les transformations des formes socialement et sexuellement différenciées de la condition juvénile.
Dans les classes populaires, l’allongement (inégal) des scolarités, d’une part, le chômage endémique et la précarisation des emplois, d’autre part, ont différé l’accès à une position stable sur le marché du travail. Par ailleurs, la prolongation de la dépendance (financière et résidentielle) de la famille d’origine et les expériences de couple plus ou moins précaire contribuent à reporter la formation d’une famille de procréation. D’où « l’allongement de la jeunesse » partout constaté et les tensions qui en résultent.
Dans les classes dominantes, la condition juvénile des hommes reste à peu près identique : les diplômes de l’enseignement supérieur résistent bien à la dévaluation des titres scolaires et le mariage est souvent précédé d’une phase de « cohabitation ». À l’inverse, la condition juvénile des femmes issues des classes dominantes est complètement transformée. La plupart d’entre elles poursuivent désormais des études supérieures, ont accès aux procédés de contraception et accèdent ainsi aux prérogatives et aux « libertés » de la vie étudiante. Aussi nombreuses que les hommes à acquérir des diplômes d’enseignement supérieur, elles investissent désormais leur capital scolaire sur le marché du travail. Autrefois gage de sécurité économique, le mariage perd sa nécessité et apparaît, au moins pour un temps, comme une entrave à la carrière professionnelle : à l’inverse, la cohabitation apparaît comme « un compromis » souhaitable entre les sexes et entre les générations.
Mais, entre ces modèles opposés, il y a place pour des formules intermédiaires liées à la banalisation de l’accès à l’enseignement supérieur, à l’extension de l’emploi étudiant et aux processus de déclassement induit par l’inflation-dévaluation des titres scolaires. Temporairement rassemblés par un statut formellement identique, les étudiants d’origines sociales diversifiées se distinguent entre eux par des conditions elles-mêmes diversifiées. Vanessa Pinto a ainsi mis en évidence la différenciation interne à la condition étudiante, non seulement par rapport aux positions d’origine et d’avenir, mais aussi par rapport au « style de vie étudiant ». L’accès inégalement partagé au statut d’étudiant, la différenciation sociale des baccalauréats, la diversification des parcours selon le sexe, la multiplication et la différenciation sociale des filières font de la démocratisation scolaire une « démocratisation ségrégative ». Les jeunes qui arrêtent leurs études à la fin du lycée ou après un bref passage à l’université, porteurs de titres scolaires dévalués, sont les plus affectés par le décalage entre aspirations et chances objectives et les plus attachés à la défense de la valeur nominale du diplôme et à la réalisation de leurs espérances scolaires. Ainsi peut-on rendre compte des « conduites d’ajournement », des différentes formes de résistance au déclassement, du travail de redéfinition des aspirations, des stratégies de reconversion, de rescolarisation, d’accumulation de diplômes, etc. Quant à l’extension de l’emploi étudiant, elle met en évidence la transformation et la diversification d’une condition étudiante autrefois réservée aux héritiers. Bien que la distance à la nécessité économique soit plus ou moins grande selon l’origine sociale, les impératifs plus ou moins prégnants d’autonomie par rapport à la famille d’origine, d’accès aux consommations juvéniles associées à la sociabilité étudiante et d’acquisition d’une expérience professionnelle, font que le cursus dans l’enseignement supérieur se double souvent d’un précursus professionnel. La condition étudiante apparaît ainsi comme une période exploratoire où le cursus scolaire se double d’un « précursus matrimonial » et d’un « précursus professionnel », « présalariat » qui peut apparaître à la fois comme un apprentissage du statut de salarié et un mode d’intériorisation d’attitudes et de comportements ajustés à un marché du travail flexible. Cette nouvelle condition étudiante, caractérisée par les incohérences statutaires et l’indétermination, apparaît à la fois comme une « période moratoire » (où l’espace des possibles – professionnels et matrimoniaux – reste ouvert) et comme une période d’ajustement progressif des aspirations aux positions accessibles et de fermeture progressive du champ des possibles : « travail de deuil » des illusions rendu nécessaire par la désorientation qu’induisent, pour les non-initiés, l’accès à l’enseignement supérieur et le brouillage des filières.

Une « génération
de la crise » ?

Ceux qui pensent pouvoir identifier en France une « génération de la crise » s’efforcent de caractériser et de dater un changement du « mode de génération » dont elle serait le produit à l’échelle de la société française. Louis Chauvel oppose ainsi la situation faste qu’a connue la génération des années 1940 à celle que connaissent les générations nées à partir des années 1950, « générations de la crise » confrontées à l’expansion du chômage, à la dévaluation des titres scolaires, à la baisse des salaires et à la stagnation des niveaux de vie, etc. Dans cette perspective, l’émergence de « générations sacrifiées » ou « malchanceuses » procède de la spécificité du mode de génération des cohortes nées après le tournant des années 1960. Il est caractérisé, d’abord, par le nouvel état du système scolaire associé à sa démocratisation (ou à sa « massification ») consécutive à la « deuxième explosion scolaire ». Par ailleurs, cette « génération de la crise » est confrontée à un nouvel état du marché du travail. Une description schématique des transformations de la structure sociale française met en évidence « la fin des paysans », l’expansion puis le déclin du monde ouvrier, l’extension du monde des employés, la très forte croissance aujourd’hui freinée des professions intermédiaires, le très fort développement puis la moindre progression des cadres et, depuis la deuxième moitié des années 1970, l’extension du chômage et la précarisation de l’emploi. De cette double transformation du système scolaire et du marché du travail résultent de multiples conséquences. L’accroissement du nombre des titres scolaires délivrés implique leur dévaluation dans la mesure où leur accroissement est plus rapide que celui des positions correspondantes sur le marché du travail : d’où l’hypothèse du déclassement systémique de la génération de la crise.
Mais, cette construction (« sur le papier ») d’une génération de la crise méconnaît que cette dévaluation en cascade des titres scolaires affecte en priorité les diplômes les moins élevés de l’enseignement technique et que le taux de chômage varie fortement en fonction du niveau d’études atteint : plus le niveau de diplôme augmente, moins les risques de chômage et de déclassement sont grands pour les jeunes sortants de l’école qui se présentent sur le marché du travail. Par ailleurs, le déclassement – inégalement distribué – de « la génération sacrifiée » est régulièrement imputé (lors de chaque réforme des retraites) aux générations antérieures supposées incapables de transmettre le modèle d’État social et de condition salariale construit au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, mais léguant une dette massive aux générations ultérieures.
Ce déclassement est en général attribué à « la crise » (souvent référée aux deux chocs pétroliers de 1973 et de 1979), au ralentissement ou au retournement économique du milieu des années 1970 et à la faible croissance ultérieure. Mais, après quelques décennies de crise, on peut faire l’hypothèse avec André Orléan, d’une régulation du capitalisme par les crises : à la régulation fordienne succède la période de « stagflation » des années 1970 (1973-1982) qui prélude à l’émergence, avec l’arrivée au pouvoir dans les années 1980 des gouvernements néolibéraux (Thatcher, Reagan), du « capitalisme financiarisé » (« capitalisme patrimonial » ou « capitalisme néolibéral »). Les marchés financiers contrôlent désormais les droits de propriété et ce contrôle va de pair avec l’alignement des intérêts du haut management et des dirigeants sur ceux des actionnaires, l’exigence de rentabilité, les stratégies de délocalisation et la baisse de l’emploi manufacturier en Europe et aux états-Unis, le maintien d’un chômage de masse, la forte pression sur les salaires, la montée massive des inégalités, etc. De cette analyse de la crise prolongée, on peut tirer quelques conclusions qui concernent le problème des générations. Cette transformation du mode de régulation du capitalisme implique celle du marché du travail, donc de la situation à laquelle sont confrontés les salariés à partir de la fin des années 1970. Parmi les nouveaux entrants sur le marché du travail, elle affecte prioritairement les salariés les plus vulnérables (i. e. les moins diplômés). En effet, la dévaluation de titres scolaires comme le baccalauréat va de pair avec la concurrence accrue dont sont victimes les 20 % d’une classe d’âge qui, en France, sortent chaque année sans diplôme du système scolaire et, au pôle diamétralement opposé, avec la consolidation de la valeur des titres scolaires délivrés par les grandes écoles. Par ailleurs, cette transformation ne s’est pas opérée en un jour, de sorte qu’il est difficile de distinguer des générations de salariés « exposés » et des générations de salariés « préservés », donc de dater l’apparition de cette « génération sacrifiée ». Enfin, contre la thèse du « conflit de générations », ce genre de transformations n’est évidemment pas imputable à une génération supposée détenir, toutes classes sociales confondues, les positions de pouvoir dans tous les champs de l’espace social (champ économique, champ politique, etc.).
En fait, les changements qu’induit « la crise » dans la sociogenèse des générations successives conservent une structure sociale différenciée et hiérarchisée, de sorte que le conflit de générations annoncé se déroule plus « sur le papier » des « comptables générationnels » que sur le terrain des mobilisations sociales. Comme le note, par ailleurs, Louis Chauvel, la vision du monde social qu’implique « l’optique générationnelle » étendue à l’échelle d’une formation sociale conduit à occulter les clivages de classes et méconnaître, en l’occurrence, les clivages de classes au sein des générations de la crise.

*Gérard Mauger est sociologue. Il est directeur de recherches émérite au CNRS.

La Revue du projet, n°59, septembre 2016
 

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« Être jeune » Une perspective sociologique, Gérard Mauger*

le 06 septembre 2016

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