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Les lois somptuaires dans l’Italie médiévale, Ilaria Taddei*

À la fin du Moyen Âge, en Italie, sont promulguées des lois contre le luxe. Elles tendent à effacer les privilèges des anciens détenteurs du pouvoir qui se distinguent par leurs mœurs violentes, leur arrogance, l’ostentation de leur puissance et de leur richesse.

 Au cours des derniers siècles du Moyen Âge, en Italie, comme dans le reste de l’Europe, les ordonnances somptuaires deviennent une constante de la production législative. Chose tout à fait étonnante à nos yeux, les frivolités de la mode et le luxe sont soumis à de nombreuses restrictions, voire à un véritable système de taxation. Ces limitations somptuaires répondent à des finalités de diverses natures (économique, sociale, morale et aussi esthétique), souvent inextricablement mêlées entre elles. Comme en témoigne le foisonnement des études consacrées à l’Italie de la fin du Moyen Âge et du début de l’époque moderne, cette documentation offre une pluralité de perspectives d’analyse, susceptibles d’aiguiser le regard de l’historien sur maints aspects des sociétés urbaines. Aussi riche que complexe, cette source n’est cependant pas sans présenter des écueils méthodologiques importants. Tout d’abord, on se confronte ici à l’éternel problème de l’écart entre normes et pratiques sociales, entre discours législatif et efficacité des lois. En outre, du point de vue de l’interprétation historique, la difficulté majeure consiste à saisir les stratégies sous-jacentes et les éléments moteurs qui inspirent la réglementation du luxe. L’historien est ainsi invité à une approche croisée des sources et à un effort constant de contextualisation, en prêtant attention aux personnes ciblées, aux catégories de l’exception, ainsi qu’aux produits visés par les lois somptuaires.

Des lois contre le luxe
Les villes italiennes et tout particulièrement les cités du Nord et du Centre de la péninsule constituent un observatoire privilégié pour analyser ces phénomènes. Entre le XIIIe et le XVIe siècle, elles connaissent en effet un essor exceptionnel d’ordonnances somptuaires qui règlent à la fois les cérémonies privées, les banquets, les mariages, les funérailles et surtout les vêtements et les ornements féminins. On a estimé que, au long de cette période, plus de trois cents lois contre le luxe furent promulguées par une quarantaine de villes.
Incontestablement, le dynamisme urbain de l’Italie centre-septentrionale, où les cités s’imposent comme pôles à la fois d’échanges intenses, de productions artisanales et manufacturières et de consommation, stimule l’expansion de l’offre et de la demande d’une grande variété de produits commercialisés et des biens de luxe. Par ailleurs, dans cette terre de droit écrit, le développement de l’institution communale entraîne une production extraordinaire de lois et de statuts urbains destinés à légiférer sur différents aspects de la vie citadine, à la fois publics et privés, dont les manifestations du luxe sont partie intégrante.
C’est à l’âge d’or de la Commune populaire que, dans un contexte de discipline et de moralisation de la société, la législation somptuaire s’affermit. Sous-tendue par l’idéal du bien commun, cette politique, épaulée aussi par la prédication des ordres mendiants, s’attaque d’abord à ceux que les gouvernements populaires désignent dès lors comme « magnats », « grands », « nobles ». La visée de ces lois est alors éminemment politique, tendant à effacer les privilèges des anciens détenteurs du pouvoir qui se distinguent par leurs mœurs violentes, leur arrogance, l’ostentation de leur puissance et de leur richesse. Mais, dès les premières décennies du XIVe siècle, cette vocation de la politique populaire s’infléchit et, dans un processus de recomposition des élites urbaines propre aux régimes oligarchiques et aux gouvernements seigneuriaux, ces mêmes catégories de potentes qui, dans leurs rangs, comptaient un très grand nombre de chevaliers et de docteurs en droit et en médecine, vont bénéficier avec leurs femmes et leurs enfants d’importantes exemptions.

Les cibles privilégiées
Soulignons que les cibles privilégiées, comme les aires de l’exception, varient en effet en relation avec les finalités des ordonnances somptuaires et avec les pouvoirs qui légifèrent. Au cours des XIVe et XVe siècles, les lois somptuaires se multiplient et leur matière s’étoffe au fur à mesure que les objets de luxe, alimentés aussi par les changements de la mode, s’enrichissent et qu’ils s’ouvrent à de nouvelles catégories de la population. Changent également les codes de l’ordre social et des apparences qui s’ordonnent selon différents critères. Si les femmes demeurent la cible privilégiée de la tempérance législative du luxe, les hommes ne sont pourtant pas épargnés de restrictions vestimentaires. Cela se manifeste surtout à partir du début du XIVe siècle, lorsque se répand la nouvelle mode masculine : celle des vestes courtes, rembourrées à la poitrine, très étroites au buste et surtout à la taille, du pourpoint très court et des chausses mi-parties et très colorées. Il s’agissait du costume préféré des jeunes, celui qui mettait en valeur leur corps sexué : la puissance thoracique, la finesse de la taille… Législateurs, prédicateurs et chroniqueurs condamnent en chœur ce vêtement masculin chargé d’une forte valeur de séduction, comme en témoignent de manière significative les sources florentines.
Dans la cité des rives de l’Arno, un corpus exceptionnel de lois somptuaires montre que, à partir du milieu du XIVe siècle, se définit une taxinomie sociale plus diversifiée, qui ne se structure plus seulement en fonction des hiérarchies traditionnelles, mais aussi selon le critère de l’âge. L’ordonnance somptuaire de 1373, par exemple, impose une taxe annuelle assez élevée de dix florins aux garçons de plus de dix ans qui souhaitent se conformer à la mode des vêtements courts ou arborer une ceinture considérée comme trop coûteuse, comme excessive. En revanche, les vêtements courts sont autorisés aux enfants plus petits pour des raisons probablement pratiques, mais aussi pour des motivations morales, la vue de leur nudité ne devant scandaliser personne. Ce qui a contrario ne convenait pas à leur âge, c’était la nouvelle mode du bicolore, jugée probablement comme trop insolente, comme inappropriée à l’innocence de leur âme. Les lois somptuaires florentines interdisent en effet aux garçons âgés de moins de sept ans les habits multicolores, ainsi que les tissus précieux brodés d’or et d’argent, les soieries, le nombre trop élevé de boutons, les accessoires sophistiqués, les ornements précieux, l’or et l’argent, symboles par excellence du luxe réprouvé par l’Église.
Au cours du XVe siècle, le regard aigu que le législateur porte aux enfants et aux jeunes devient le signe éloquent d’une attention progressive que, dans la cité de l’humanisme, les élites religieuses, politiques et culturelles adressent aux nouvelles générations dans le but de les éduquer, de les protéger et de les discipliner. S’impose alors un idéal vestimentaire fondé sur un ensemble de normes éthiques de modération, d’humilité et de modestie, dont les confréries laïques ad hoc pour les enfants et pour les jeunes (une spécificité toute florentine) sont le centre d’irradiation privilégié. Ce dessein inédit d’éducation et de moralisation de la jeunesse converge à la fin du siècle dans le mouvement de réforme promu par Jérôme Savonarole. C’est là que la réglementation somptuaire florentine cible particulièrement les pueri, les principaux acteurs de la campagne moralisatrice du frère dominicain. La loi de 1497 interdit aux garçons âgés de moins de quatorze ans de porter de l’or, de l’argent, de la soie, des rubans, du velours, du satin, des fourrures prestigieuses, comme l’hermine, la martre, la zibeline, des chausses et des vestes rosées, violet foncé ou multicolores. Pour porter ces tissus coûteux et ces couleurs vives, brillantes, les garçons doivent donc attendre le seuil de la puberté, c’est-à-dire l’âge de quatorze ans qui sanctionne traditionnellement la fin de l’enfance. Comme le montrent les ordonnances des premières décennies du XVIe siècle, encore plus précises et pointilleuses, le luxe vestimentaire est minutieusement limité en fonction des distinctions d’âge qui, dans la République florentine, fixent l’acquisition graduelle des droits civils et politiques.
Il est difficile de savoir à quel point ces normes ont été réellement appliquées. Si toutefois, on croise la législation somptuaire avec d’autres types de documents, les sources iconographiques notamment, on s’aperçoit que la longueur des robes, les étoffes, les couleurs, les broderies et même les couvre-chefs ne varient pas seulement avec les circonstances et avec le rang social, mais aussi en fonction de l’âge. Au-delà de l’efficacité de cette réglementation, soulignons la portée fondamentale de la législation somptuaire : la définition d’un cadre délimité, à l’intérieur duquel les fastes de la mode sont tolérés. La taxation du luxe, comme le système des amendes constituent un choix très pragmatique, un moyen de contribuer aux caisses de la commune et, en même temps, d’accepter et faire mieux accepter moralement les pompes vestimentaires. Au cours du XVe siècle, ce cadre devient de plus en plus normé et, s’ingérant dans l’intimité des individus, la législation florentine ne se structure plus seulement en fonction des paramètres sociaux et politiques traditionnels, mais aussi selon le critère de l’âge. Ce qui ressort enfin de ce cadre législatif, c’est la préoccupation croissante des autorités citadines pour les enfants et les jeunes, dont le vêtement tend à définir les contours identitaires. 

*Ilaria Taddei est historienne. Elle est maître de conférences en histoire médievale à l’université Pierre-Mendès-France de Grenoble.

La Revue du projet, n° 58, juin 2016
 

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Les lois somptuaires dans l’Italie médiévale, Ilaria Taddei*

le 21 juin 2016

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