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Le bonheur de militer, Lucien Sève*

C’est ainsi que l’ensemble des efforts en quoi consiste la vie d’un militant demeurerait incompréhensible si l’on n’y voyait qu’un ensemble de sacrifices, en méconnaissant le fait qu’elle répond par maints côtés à un besoin personnel, et souvent des plus profonds ; mais ce serait comprendre bien moins encore que de la réduire pour autant à une sorte de vaste calcul d’intérêt bien entendu. En réalité les efforts d’une vie militante réelle reposent précisément sur la prise de con­science du fait que la satisfaction générale de besoins personnels passe par l’accomplissement d’un certain nombre de transformations sociales, accomplissement dont la logique objective se subordonne plus ou moins complètement la satisfaction immédiate limitée des besoins personnels pris isolément. Le besoin personnel de militer n’est donc pas plus l’assouvissement d’un simple besoin interne que le sacrifice de soi à une simple exigence sociale externe, il est jusqu’à un certain point le dépassement de l’opposition entre besoin interne et exigence sociale externe, sur la base, non d’un renoncement au premier, mais de la prise de conscien­ce de l’excentration essentielle de sa base, ce qui modifie en profondeur toute l’activité. Le besoin personnel de militer, dont l’importance théorique est énorme pour la psychologie de la personnalité1, n’est pas au fond autre chose que l’essence générale concrète de tout besoin spécifiquement humain affleurant directement sous la forme d’un besoin particulier à côté des autres besoins particuliers. Et c’est pourquoi la vie militante, dans ses formes saines, apparaît comme accomplissement de soi, préfiguration partielle du dépassement général, dans la société sans classes à son stade supérieur, des contradictions qui sous-tendent la personnalité au sein de la société de classe [...].
    
On comprend aussi pourquoi la vie militante, en entendant par là la participation active à toute activité collective de transformation émancipatrice des conditions sociales, voire toute activité sociale qui contribue à élever la société sur un plan supérieur, est aussi éloignée du sacrifice ascétique de soi au profit des « générations futures » que du calcul égoïste bien compris : dans ses formes saines, elle est précisément le dépassement de cette contradiction, la seule anticipation partielle possible pour l’individu de la société de classes de ce que sera la vie désaliénée dans la société sans classes de demain. C’est ce que Marx a souvent suggéré, par exemple dans les Grundrisse, où il donne une réfutation écrasante de la mystification bourgeoise sans cesse renaissante jusqu’à nos jours selon laquelle, dans leur propre intérêt, les prolétaires devraient renoncer à leur vie concrète, « épargner en pratiquant l’abstinence ». Or le prolétaire, montre Marx, « quoi qu’il fasse, économisera non pas pour lui, mais pour le capital ». Si pendant les périodes relativement favorables, les ouvriers « mettaient de côté », « ils seraient ravalés au niveau animal » ; « tout au contraire, la participation de l’ouvrier à des jouissances plus élevées, voire d’ordre intellectuel, l’agitation pour ses intérêts propres, la presse et les conférences, l’éducation de ses enfants, le développement de ses goûts, etc., bref, la seule participation possible à la civilisation – par quoi il se distingue de l’esclave – tout cela n’est possible économiquement que s’il accroît la sphère de ses jouissances quand les affaires prospèrent, c’est-à-dire quand on lui dit d’économiser. »

Ainsi, vie militante et développement de soi sont des termes non pas antithétiques mais interdépendants. En dépouillant à l’extrême ceux mêmes qui sont à la base de toute création de richesses, le capitalisme n’engendre pas seulement ses propres fossoyeurs, mais il produit des hommes psychologiquement supérieurs, pleinement capables d’apprécier la vie pour eux-mêmes comme pour tous les autres, aptes à prendre en main les destinées de la société tout entière pour l’élever plus haut […]. Veut-on entrevoir concrètement ce que sera l’homme du communisme ? Qu’on observe et qu’on médite en les extrapolant les transformations qui, sous nos yeux, s’opèrent déjà chez l’actif des militants du mouvement ouvrier moderne.
Pourtant, les aspects anticipateurs de la vie militante ne peuvent faire oublier qu’elle n’a pas le pouvoir d’abolir par elle-même les contradictions sociales objectives auxquelles elle s’oppose mais dont elle demeure en même temps tributaire. Secteur non dichotomisé par excellence de la personnalité, elle est nécessairement aussi une composante parmi d’autres de l’emploi du temps, et à ce titre risque toujours d’en aggraver certaines autres contradictions. Qu’elle vienne à se détacher de l’activité sociale à la fois concrète et abstraite où normalement elle s’enracine, et la voilà menacée de déchoir au niveau d’une simple compensation à ces contradictions irrésolues, voire d’être elle-même subordonnée à une dichotomie générale non surmontée, se décomposant alors en exécution de tâches quasi abstraites ou en variante des relations interpersonnelles, voire du simple repli sur la vie privée. À cet égard, une pathologie théorique de la vie militante sera à coup sûr des plus instructives pour la psychologie de la personnalité. Cependant, même à travers ses retombées partielles, la vie militante apparaît comme porteuse de l’avenir de la personnalité humaine. Des trois grandes possibilités logiques sur la base desquelles il nous semble que chaque personnalité trace sa trajectoire singulière dans la société capitaliste – équilibration relative et vie satisfaite2, dichotomisation et repli sur la vie privée, excentration et vie militante –, la dernière est la seule qui […] ouvre [la personnalité], aussi largement qu’il est possible à un stade historique donné, sur le patrimoine social humain, faisant de ses contradictions mêmes un facteur de résistance à la baisse tendancielle du taux de progrès, et pouvant donner à sa vie un sens non aliéné si l’activité militante est bien objectivement émancipatrice. Certes, toute société a connu, sous des formes variables, des personnalités militantes, à côté même des figures, classiques dans la galerie de portraits de l’humanisme, du sage, du héros et du saint. Mais dans les sociétés précapitalistes, où les contradictions entre travail concret et travail abstrait étaient loin d’être aussi universelles et radicales que dans le capitalisme [...] il ne pouvait encore être question d’une préfiguration de l’individu intégral, et surtout comme phénomène de masse.

*Lucien Sève est philosophe.

Extraits reproduits avec l’aimable autorisation de l’éditeur. Extraits  de Lucien Sève, Marxisme et personnalité, Éditions sociales, 1974, pages 391-392 et 458-460.

1. La vie militante est « un secteur non dichotomisé de la personnalité », c’est-à-dire un secteur où la personnalité n’est pas divisée, tiraillée, ici entre intérêt pour soi au détriment des autres et intérêt pour les autres au détriment de soi.

2. Existence épanouie à l’intérieur
du système capitaliste. « Certains individus, principalement dans la classe dominante, ont la possibilité d’échapper à ces contradictions, leur position privilégiée dans la division du travail et les rapports sociaux permettant pour l’essentiel à leur activité sociale de coïncider avec leur vie concrète, aux nécessités externes de s’accorder avec la logique interne de leur emploi du temps. »
Cet équilibre a pour « corollaire inévitable la déséquilibration parfois effroyable de la vie du plus grand nombre ».

La vie militante selon Lucien Sève
Lucien Sève essaie de rendre compréhensibles les motivations psychologiques d’une vie militante définie comme « participation active à toute activité de transformation émancipatrice des conditions sociales ». Les mauvaises raisons de militer (appétit de pouvoir, narcissisme, etc.) n’intéressent pas le philosophe ; il se préoccupe uniquement de la vie militante « dans ses formes saines ». Si la vie militante requiert des sacrifices, il ne faut pas oublier qu’elle répond d’abord et avant tout à « un besoin personnel de militer ». En quoi la vie militante n’est pas pur altruisme. Mais ce besoin n’est pas un calcul d’intérêt égoïste ; on ne milite pas d’abord en vue des gains personnels que l’on obtiendrait en retour. Le besoin personnel de militer est « excentré », dit Lucien Sève, parce qu’il vise les besoins des autres, individus ou groupes. Produit d’un besoin excentré, la vie militante est « accomplissement de soi », mais accomplissement de soi qui ne se fait pas contre les autres ou dans l’indifférence aux autres. Dans la vie militante, la contradiction entre altruisme et égoïsme est dépassée. (NDLR)

La Revue du projet, n° 58, juin 2016
 

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Le bonheur de militer, Lucien Sève*

le 20 June 2016

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